La place de l’adjectif en français (III) - À propos de la catégorie et de l’épithète « précaire »



Thierry Trubert-Ouvrard

Université Seinan Gakuin (Japon)
trubert@seinan-gu.ac.jp

© Université Seinan-Gakuin, 2002.
in Études de Langue et Littérature françaises
, Université Seinan-Gakuin, numéro 40, 2000, ISSN 0286-2409.


Introduction

L’explication psychologique qui selon la tradition accorde à la séquence adjectif épithète + nom (désormais : Adj.+N) la production d’une image unique, et à celle de nom + adjectif épithète (désormais : N+Adj.) deux images successives, semble peu évidente. Ainsi dans les deux cas suivants d’« un long véhicule » et « un véhicule long », l’analyse de l’image unique et des deux images distinctes, ou l’idée que la qualité « longueur » soit un concept tantôt inhérent tantôt extérieur à l’objet « véhicule » selon la place qu’occupe l’épithète, font de toute évidence dans cet exemple blocage à la compréhension de la langue.

Tout en prenant en compte les travaux précédents relatifs à la syntaxe, à la sémantique et à la phonétique, et en y corrélant des énoncés tirés d’un corpus[1] de cent cinquante millions d’occurrences écrites (encyclopédies, journaux, fictions, essais, théâtre, etc.) - dont l’importance quantitative permet de confirmer ou d’infirmer des règles existantes, et d’observer grâce aux outils scientifiques de la lexicométrie et de la statistique des tendances récurrentes ou marginales demeurées jusqu’à présent sous silence - j’observerai et analyserai un critère susceptible de déterminer la position de l’adjectif : celui de la « catégorisation » du N par l’Adj.


1. Mise en perspective

1)       Les poilus kanaks morts en 14-18 ne sont plus des soldats inconnus... La veille, le gouvernement au grand complet avait fleuri le martial poilu de bronze planté devant la caserne du régiment d'infanterie de marine du Pacifique.[2]

2)       Il y a chez l’éprouvé Juppé une immense propension à la confession justificatrice.[3]

 

Tout d’abord, je souhaiterais présenter en exemple introductif ces deux énoncés (1) et (2), tirés chacun d’un quotidien, car ils contredisent la grammaire traditionnelle de la place de l’adjectif relationnel (désormais : AR). En effet la vulgate et parfois même des ouvrages contemporains sur l’Adj.[4] présentent l’AR, qu’il soit dénominal comme en (1) ou déverbal comme en (2), toujours postposé au N. Je désire à ce propos faire référence aux précédents travaux de Bernard Bosredon sur les AR[5] où il a montré qu’ils peuvent perdre leur fonction dénominative. Je voudrais d’ailleurs ajouter aux exemples qu’il propose celui de « sa présidentielle voiture », qui ne sera pas compris comme « sa voiture de président » mais comme « sa voiture qui est du même type qu’une voiture de président », ou encore « sa voiture qui ressemble à celle d’un président ». Je voudrais également mentionner ici les travaux que poursuit actuellement Malgorzata Nowakowska[6] sur la modalisation des AR. On dit traditionnellement que le fait qu’ils soient dérivés d’un N interdit qu’ils soient modalisables. Dans « la réunion ministérielle », seul un choix sémantique s’impose : c’est que c’est une réunion de ministres ; le GN ne peut être modalisé car cette réunion l’est (ou ne l’est pas) sans graduation possible. Pourtant la modalisation des AR fait légion dans le discours comme l’a montré Malgorzata Nowakowska par les occurrences de son important corpus. Pour en citer seulement deux j’ai choisi les énoncés suivants : « le terme “cotexte” est plus jargonique que “contexte” » et « le prochain gouvernement ivoirien sera très militaire ». Elle note que l’AR lui aussi peut passer par la lexicalisation et être modalisé par le locuteur qui possède la définition du « jargon » et qui dit : « je considère cotexte comme jargonique ». Elle ajoute enfin que l’AR peut changer de catégorie sans provoquer de changement de sens, ainsi l’Adj. « militaire » signifie « discipliné comme le sont les militaires ».

À propos des deux premiers exemples (1) et (2) avec les AR « martial » et « éprouvé » antéposés au N, ne manquons pas de noter que c’est la présupposition, ou la pré-construction dans le discours, qui rend acceptable l’antéposition nominale de l’Adj.[7] Je remarque également que dans ce type d’énoncés, si les AR sont souvent à comprendre au figuré ou de manière ironique ¾ c’est-à-dire que l’on quitte la définition stricte de la catégorie AR qui attribue les qualités d’un Ny à un Nx ¾ cela n’est nullement dû à leur position prénominale, mais lié aux effets de sens de l’énoncé entier. Ainsi l’on trouvera tout aussi bien des AR postposés et figurés ou ironiques, que des AR antéposés et relatifs au N qu’ils désignent :

 

3)              Lowe remarqua sa pâleur aristocratique, ses cheveux noirs, la fente écarlate de sa bouche, sa robe noire qui accentuait sa minceur.[8]

4)               Avec sa tête ronde perpétuellement dans les étoiles, ses aristocratiques épaules tombantes, ses larges hanches, ses jambes galbées et son voluptueux balancement, la miraculeuse pendule a quelque chose d'humain.[9]

5)               Il fit démarrer la voiture et reprit le volant, attristé par une juvénile mélancolie.[10]

 

En (5) l’AR antéposé au N semble avoir changé de catégorie puisqu’il pourra être modalisé, cependant il reste sémantiquement inchangé puisqu’il signifie « de la jouvence» ou « de la jeunesse ». Par contre en (3) l’AR est postposé - comme il se doit - et s’éloigne de son statut relationnel stricto sensus puisqu’on ne comprendra pas l’énoncé comme « sa pâleur d’aristocrate » mais comme « sa pâleur semblable à celle d’un aristocrate » ou « rappelant le teint d’un aristocrate ». En (4) on pourra observer la même dérivation sémantique, avec l’AR antéposé. On pourra cependant rapprocher sémantiquement (3) et (4) - respectivement AR postposé et AR antéposé - par la considération suivante : ce sont bien les N « épaules » et « pâleur » auxquels est attribuée une qualité identique à celle (parmi plusieurs) que peut évoquer le N « aristocrate ».

 

2. Lexicométrie

Grâce à l’observation quantitative de notre corpus, l’outil lexicométrique nous apprend que les occurrences de GN avec un ou plusieurs Adj. épithètes comportent des combinaisons plus nombreuses et plus libres que celles généralement présentées dans les grammaires[11] (cf. le tableau (1) qui illustre abstraitement les différentes combinaisons dans l’ordre des mots, rencontrées dans le corpus). Ces combinaisons sont attestées par l’extrait de concordances (cf. le tableau (2) ci-après) dont la forme plus économique que des citations entières d’énoncés permet surtout une observation globale des occurrences. Notons que ces combinaisons reproduites dans ces pages ne sont pas exhaustives, et également que c’est par économie de place qu’un seul item des concordances de chaque combinaison a été recopié ci-dessous, c’est-à-dire que chaque combinaison ne constitue en aucun cas un hapax. Il est d’autre part possible de décider du nombre de caractères désirés dans chaque ligne de concordance. Afin de créer cette liste de concordances j’utilise le logiciel Lexico3[12] élaboré par le Professeur André Salem de l’ILPGA[13] à l’Université Paris III Sorbonne Nouvelle.

 

Tableau 1 :

10 combinaisons schématiques observées dans le corpus

GN avec 2 Adj.

GN avec 3 Adj.

GN avec 4 Adj.

Adj. Æ N Æ Adj.

Adj. Æ N Æ Adj. Æ Adj.

Adj. et Adj. Æ N Æ Adj. Æ Adj.

N Æ Adj. Æ Adj.

Adj. et Adj. Æ N Æ Adj.

Adj. Æ N Æ Adj. et Adj. Æ Adj.

N Æ Adj. et Adj.

N Æ Adj. et Adj. Æ Adj.

 

Adj. et Adj. Æ N

Adj. Æ N Æ Adj. et Adj.

 

 

Tableau 2 :

10 concordances observées dans le corpus

 rpres, décor de fraîches flammes immenses devant lequel le visage des douaniers

  et couvre une aire géographique immense qui s’étend de l’Assyrie aux confins o

présenta son équipe, le cameraman immense et mutique, le preneur de son l’œil tr

imposées par l’Occident... ni l ‘ immense et composite Asie, ni les religions du

ent , il semble anormal que cette immense richesse collective potentielle soit e

 uze sons a été consacrée par une immense et prestigieuse littérature musicale.

 déréliction morale et matérielle immense , qu’il peint directement, en s’attard

 est sans doute cette image d’une immense statue couchée et tronquée de Lénine q

on extrémité septentrionale , une immense et lourde bâtisse grise chapeautée d’u

d du Pérou " informel ", de cette immense population indienne et métisse humiliée

 

Le traitement semi-automatique de la langue permet une observation scientifique de celle-ci à partir d’énoncés tirés de corpus, avec une portée analytique de ses mécanismes, permettant l’extraction de tendances récurrentes ou marginales. Il requiert néanmoins la stricte observation de certaines règles statistiques, comme celle de la stabilisation des courbes de fréquence. Si l’on entreprend le dépouillement d’un corpus pour connaître la fréquence de la position nominale d’un Adj. donné, comme le fait Marc Wilmet dans des travaux fondateurs en ce qui concerne la question de la place de l’Adj. épithète[14], il sera nécessaire de calculer son pourcentage jusqu’à ce que s’établisse une stabilisation de la courbe de fréquence. Le graphique (1) illustre cette restriction statistique d’un calcul de fréquence : la courbe du dépouillement contingent d’occurrences rencontrées dans le corpus avec « immense » en position épithète antéposée observe une variation sensible au cours des six cent cinquante premières occurrences. La représentativité de la langue ne peut donc pas être scientifiquement établie à l’aide d’un comptage trop limité.[15]

 

Graphique 1 :


fig1

 

3. « chercher un abri précaire » vs. « chercher un précaire abri »[16]

La dimension sous-catégorielle de suites Adj.+N préconstruites dans le discours comme « un petit gars » « une méchante femme » ou « un grand homme » n’apparaît pas dans la suite « un précaire abri », tirée de l’extrait de bande dessinée reproduit ci-avant.

 

6)       Blake a tout juste le temps de bondir derrière un bloc de pierre, tandis que Mortimer cherche un précaire abri derrière des étais... [17]

 

Le narrateur indique en (6) que le héros Mortimer cherche un abri : « précaire » ici ne s’inscrit pas dans la construction d’une sous-catégorisation de la catégorie « abri » qui reste intacte ; l’épithète apporte uniquement une information descriptive et facultative à « abri ». On observera que l’Adj. « précaire » peut être supprimé sans que cela n’affecte ni l’acceptabilité de l’énoncé ni son message principal. L’épithète pourra également être remplacée par une autre comme « fragile », ou comme « solide » son contraire. La glose suivante avec prédication de « chercher un abri pour se protéger » peut nous éclairer sur la constance de cette acceptabilité :

 

6’)      Mortimer cherche un abri qui ici, accidentellement et malheureusement, se trouve être précaire : mais mieux vaut qu’il se protège derrière cet abri que de rester à découvert sans protection et sans abri du tout.

 

La situation ou plutôt l’image-contexte de la bande dessinée nous avait déjà renseignés sur la fragilité et la finesse des étais qui soutiennent les linteaux de pierre. L’information linguistique de « précarité d’un abri » n’est donc pas nouvelle puisque lui précède - ou tout au moins l’entoure - une même information mais qui est, elle, d’ordre pictural (cf. le dessin). On peut y observer Mortimer courant se protéger (mais seulement de manière partielle) derrière des étais fins, et se trouvant d’autre part également en danger sous des linteaux énormes qui menacent de l’écraser en tombant. Toutes ces informations picturales forment un « cotexte » qui rend inutile toute catégorisation supplémentaire d’« abri ».

En revanche, l’inversion suivante de Adj.+N en N+Adj. fait apparaître une nouvelle sous-catégorisation d’« abri » - « abri précaire » - qui recatégorise « abri » en restreignant son sémantisme :

 

7)       Blake a tout juste le temps de bondir derrière un bloc de pierre, tandis que Mortimer cherche un abri précaire derrière des étais…

 

Cette version (7) inversée de l’originale pourrait être glosée par :

 

7’)      Il cherche un abri qui soit précaire, c’est-à-dire qu’il veut que cet abri soit précaire : si l’abri n’était pas précaire, il n’intéresserait pas ce héros de l’histoire.

 

Avec « chercher un abri précaire », et dans un autre contexte, le sujet aurait :

i)        un goût prononcé pour le risque,

ii)       une propension au suicide,

iii)      un tempérament d’ermite.

Mais alors l’inversion de (6) en (7) serait absurde dans cette histoire, puisque le héros Mortimer cherche à se protéger des balles de son ennemi Olrick. La glose (7’) de cette inversion N+Adj. fait apparaître une modalisation de la part de l’énonciateur sur le caractère ou les intentions du personnage ; ainsi nous observons une individualisation du sujet avec les explications en i), ii) et iii).

Si dans le cas de « précaire abri » nous avons vu que le verbe « chercher » n’a pour objet que le N « abri », indépendamment de sa qualification par un Adj. antéposé, la glose (7’) en revanche nous indique que c’est « abri précaire » qui est l’objet de « chercher », « précaire » constituant une information seconde - l’information première étant : « chercher un abri » - à la fois sur la catégorie « abri » et sur l’intention du sujet. Dans la transformation N+Adj. en (7) apparaît donc une sous-catégorie « abri+précaire », qui vient remplacer la première catégorie « abri » : « précaire » recatégorise « abri ». Cette recatégorisation est un procédé linguistique de type phase 1.[18] La nouvelle information vient s’imbriquer dans la prédication de « Mortimer cherche un abri ». Remarquons dans les gloses (6’) et (7’) ci-avant l’utilisation respective des modes indicatif et subjonctif : Henri Adamczewski a montré dans ses travaux combien le subjonctif traduit cette direction vers le sujet et la modalisation par l’énonciateur - ce qu’il appelle le « fléchage à gauche » - tandis que l’indicatif souligne l’objet, et il y a alors « fléchage à droite ». Notons également qu’en (7), et afin de reprendre l’image de l’ermite cherchant « un abri précaire », la suppression de l’épithète postposée transformerait totalement le sens de la prédication « chercher un abri précaire ». En effet, « précaire » n’est pas facultatif en (7), alors qu’il l’était en (6), puisqu’il constitue la nouvelle qualité catégorisante et sine qua non à « abri », comme nous l’avons observé plus haut.

À partir de cette transformation (7) postposant au N l’épithète « précaire », j’ai utilisé les moyens lexicométriques à ma disposition pour observer d’autres occurrences : le logiciel Lexico3 a généré une liste de concordances de tous les énoncés comprenant l’Adj. « précaire » (épithète seule ; cinq cent cinquante-huit occurrences trouvées au total). Je note que j’ai retiré de la liste susmentionnée toutes les occurrences avec l’épithète apposée, mise entre parenthèses ou entre tirets :

 

Tableau 3 :

Extrait de concordances avec PRÉCAIRE observées dans le corpus

, formé de cabanes , de constructions précaires , abritant cette population des s

aéronautique : un règlement limité et précaire " , " services financiers : la " s

pargne sous peine de compromettre les précaires ajustements naturels . sciences

git en majorité de " petits boulots " précaires , mal rémunérés et à faible cou

ampleur ( 10 millions de travailleurs précaires , 14 millions de salariés à temps

près - emploi , de l ' après - statut précaire . l ' angoisse du lendemain est u

tteste la multiplication des habitats précaires autour de nouméa ( 3 ) . l ' éch

est au contraire le résultat toujours précaire d ' une opération rhétorique de pe

ffrandes funéraires . cette situation précaire fut sans doute aggravée par des é

s ' efforce de maintenir dans la plus précaire condition de consommateurs . modes

0 % des embauches l ' ont été à titre précaire . au total , les salariés stabe

au - delà , d ' un ordre mondial bien précaire ne sera probablement pas obtenue

endettement et croissance des emplois précaires et mal payés : " les opa . fusi l

rsan exprime le temps qui passe et le précaire instant que , dans un souffle ,

opac hlm . . . sachant leur situation précaire et menacée , les membres du comit

n hectare connaîtraient un sort moins précaire . les paysans sans terre seraient

d ) 357 . jd les millions d ' emplois précaires créés par l ' administration reag

 journaux ( md ) 419 . jd les emplois précaires dans la régulation du marché du t

01 . su le résultat d ' une existence précaire . sciences ( v ) 102 . su placé to

529 . jd ( 5 ) lire pietro ingrao , " précaire recomposition du paysage politique

86 . su plus que l ' émergence encore précaire d ' un islam politique , c ' est u

25 % de travailleurs périphériques et précaires , 50 % de marginaux , chômeurs ou

nfin retour à une sorte d ' équilibre précaire . " hollywood a commencé par mythe

t les paysans pratiquent des cultures précaires dans le lit même du fleuve sur la

à anvers entre 1636 et 1639 . seul un précaire état de santé , notamment des cris

malgré des conditions de travail très précaires , tous les prix d ' excellence .

ù elles survivent dans des conditions précaires . journaux ( md ) 409 . jd grâce

u potentielle lors d ' une occupation précaire des lieux adéquats . de tels gains

récaire . journaux ( md ) 403 . jd le précaire équilibre du monde , qui roule au

et vivant souvent dans des conditions précaires et peu sécurisantes , vers un ave

l est vrai , dans des conditions très précaires et très regrettables - un recycla

 ' intégrisme religieux , les emplois précaires , l ' avortement , le racisme ,

t l ' afflux des réfugiés menacent la précaire stabilité ; mais également les occ

 

          Dans cet extrait on peut remarquer en premier lieu l’imposante majorité d’occurrences avec « précaire » postposé. Cette première observation sera confirmée avec précision grâce à la courbe de fréquence dans le graphique (2) ci-après.

 


Graphique 2 :

fig2

Nous découvrons sur ce graphique que la stabilisation de la courbe de fréquence de la position nominale de « précaire » s’opère à partir de quatre cent vingt occurrences dépouillées, avec un niveau de quatre-vingt quatorze pour cent d’occurrences avec « précaire » postposé - chez Marc Wilmet[19] l’Adj. « précaire » n’y est mentionné que pour quatre occurrences, et elles sont toutes postposées. (Remarquons que dans le cas présent de notre corpus de « précaire », la limite minimale pour qu’un calcul statistique de fréquence des occurrences soit représentatif et fiable est sensiblement inférieure à celle du cas d’« immense » qui était de six cent cinquante.)

 

Conclusion

        L’observation d’une fréquence de postposition de « précaire » de quatre-vingt quatorze pour cent nous indique la rareté de son antéposition dans le discours. L’énoncé (6), malgré son caractère rare, n’accepte pas, nous l’avons vu, de voir son ordre des mots - « précaire » et « abri » - inversé, sans qu’une transformation sémantique radicale de l’énoncé n’apparaisse. Parallèlement, une observation détaillée du corpus avec « précaire » (dont le tableau (3) n’était qu’un extrait), nous a révélé d’autres énoncés avec l’adj. antéposé qui peuvent faire l’objet des mêmes observations que celles apportées précédemment au sujet de « précaire abri » ; ces énoncés sont identifiables grâce aux concordances reproduites dans le tableau (4).

Tableau 4 :

Extrait de concordances avec PRÉCAIRE antéposé observées dans le corpus

a) pargne sous peine de compromettre les précaires ajustements naturels . sciences

b) t 90 % de la population dépend d' une précaire agriculture de subsistance . ' jou

c) chiducs ", garant d ' une relative et précaire autonomie . c ' est donc bien , da

d) et l' afflux des réfugiés menacent la précaire stabilité ; mais également les occi

e) ront politique capable de soutenir la précaire démocratie argentine et de mener à

f) t le double souci de sauvegarder leur précaire quiétude et de s ' approvisionner a

g)  d' abord à jouir benoîtement de leur précaire tranquillité, une pensée molle pass

 
Une rapide observation de ces concordances nous apprend, sans avoir besoin de lire l’énoncé en entier, que si l’Adj. « précaire » antéposé constitue une qualité contingente au N, sa postposition recatégoriserait ce N. Ainsi l’exemple le plus frappant est en (c) avec « garant d’une autonomie » qui incidemment est « relative et précaire ». Cet énoncé n’équivaut en rien à (c’) N+Adj. qui serait : « garant d’une autonomie » à condition que celle-ci soit « relative et précaire ». Il découle de cette inversion en N+Adj. une absurdité sémantique dans l’énoncé (c’) - qui serait bien entendu acceptable dans d’autres contextes. La même inversion de Adj.+N en N+Adj. des énoncés (a), (b), (d), (e) et (f) soulèvera la même transformation sémantique (et absurde !) des énoncés, ceci dû à une recatégorisation du N par l’Adj. postposé.

 

* * *



Références bibliographiques
 

ADAMCZEWSKI, Henri (1982) : Grammaire linguistique de l’anglais, Armand Colin, Paris, 354 p.

BOSREDON, Bernard (1988) : « Un adjectif de trop : l’adjectif de relation », L’Information grammaticale 37, pp. 3-7.

LARSSON, Björn (1994) : La place et le sens des adjectifs épithètes de valorisation positive. Études romanes de Lund 50, Lund University Press, Lund, Suède, 248 p.

NOAILLY, Michèle (1999) : L’adjectif en français, Ophrys, 168 p.

NOWAKOWSKA, Malgorzata (2001) : « L’adjectif relationnel est-il modalisable ? », communication au Colloque International sur l’adjectif en français et à travers les langues à Caen les 28, 29 et 30 juin 2001.

TRUBERT-OUVRARD, Thierry (2000) : « La place de l’adjectif en français (II). Étude sur corpus avec « immense » associé à d’autre adjectifs dans le GN », Études de Langue et Littérature françaises de l’Université Seinan-Gakuin 40, Japon, pp. 115-151.

TRUBERT-OUVRARD, Thierry (2001) : « Adjectif antéposé ou postposé au nom : argumenter et convaincre dans le discours électoral », Actes du Colloque sur les discours des élections municipales françaises de mars 2001 en Sorbonne le 13 juin 2001.

WILMET, Marc (1981) : « La place de l’épithète qualificative en français contemporain. Étude grammaticale et stylistique », Revue de linguistique romane 177-178 tome 45, pp. 17-73.

WILMET, Marc (1997) : Grammaire critique du français. Duculot, Hachette, Paris-Bruxelles, 704 p., pp. 210-221.



[1] Une grande partie de ce corpus m’a été généreusement donnée par le Professeur Makio Nishimura de l’Université Seinan Gakuin.

[2] Le Monde, 10/06/1999 ; c’est moi qui souligne.

[3] Le Canard Enchaîné, 05/2001 ; c’est moi qui souligne.

[4] Wilmet, 1997, 207-208 et Noailly, 1999, 96-97.

[5] Bosredon, 1988, 3-7.

[6] Nowakowska, 2001; les deux exemples suivants sont tirés de son corpus.

[7] Lire à ce sujet Trubert-Ouvrard, 2001.

[8] Faulkner, Monnaie de singe, p.56; c’est moi qui souligne.

[9] Le Monde, 13/05/1999; c’est moi qui souligne.

[10] Faulkner, Monnaie de singe, p.115; c’est moi qui souligne.

[11] Noailly, 1999.

[12] Lexico3 est accessible via Internet à l’URL suivante :
http://www.cavi.univ-paris3.fr/ilpga/ilpga/tal/lexicoWWW/fdown3.htm

[13] Institut de Linguistique et de Phonétique Générales Appliquées.

[14] Wilmet, 1981, 24. Celui-ci considérant que « les travaux de nos prédécesseurs s’appuyaient souvent sur des corpus restreints », il a voulu « enrichir et diversifier les sources existantes [et a] demandé à 80 étudiants de l’université de Bruxelles de procéder au dépouillement systématique des 50 premières pages d’une œuvre contemporaine [...] ; soit, au total, 50 fois 80 = 4000 pages ». Cette étude expérimentale offre un aperçu de 183 adjectifs et on y apprend que « ce sont principalement les épithètes les mieux représentées qui s’antéposent ». Il observe qu’« immense » est attesté 73 fois, dont 48 antépositions et 25 postpositions (soit respectivement 65% et 35% de fréquence). Mon propre dépouillement systématique de romans contemporains (comme MW) donne des résultats différents : sur un total de 407 « immense » dans le GN, 329 sont antéposés et 78 postposés (soit 81% et 19%). Grâce à ce corpus cinq fois plus grand, j’obtiens pour la fréquence de l’antéposition d’« immense » une augmentation de seize points par rapport aux résultats de MW (65% -> 81%), et dans les cinquante premières occurrences des pointes de 92%.

[15] Exemple de graphique tiré de Trubert-Ouvrard, 2000, 119.

[16] Jacobs (Edgard P.) 1987, Le Mystère de la Grande Pyramide, Tome II, Editions Blake et Mortimer, Bruxelles.

[17] C’est moi qui souligne.

[18] Je fais ici référence à la terminologie d’Henri Adamczewski et à ses travaux sur la notion des phases, Adamczewski, 1982.

[19] Ibid.