La place de l’adjectif en français (I) - Une étude sur les adjectifs qualificatifs épithètes petit, gros, long et grand


Thierry Trubert-Ouvrard

Université Seinan Gakuin (Japon)
trubert@seinan-gu.ac.jp

© Université Seinan-Gakuin, 1991.
in Études de Langue et Littérature françaises
, Université Seinan-Gakuin, numéro 27, 1991, ISSN 0286-2409.


Introduction

Nous retiendrons dans ces pages notre attention sur les différences ou les nuances sémantiques liées aux séquences DÉTERMINANT-NOM-ADJECTIF / DÉTERMINANT-ADJECTIF-NOM ; mais ces différences étant difficilement maîtrisables dans l'absolu, les relever et les décrire ne saurait former un but en soi-même -- nous verrons également combien une tentative de classification des Adjectifs (ou des Noms) peut être vaine et inutile. S'impose à nous l'urgence de découvrir une règle simple capable de révéler le système intime de la langue, et qui pourra garantir une compréhension juste de la relation entre le N et l'Adj. de manière exhaustive. Il nous semble d'autre part que l'étudiant en grammaire doit bien prendre garde lorsqu'il adopte l'attitude à notre avis risquée du phénoménologiste, de crainte d'inévitables interactions d'influences entre le phénomène et le grammairien. La relation entre les deux est le sujet ainsi que l'objet d'une subversion. Notre prudence en cette matière, bien évidemment liée à nos lacunes en psychanalyse, peut trouver sa raison dans la phrase de LACAN, (rendue célèbre par ses nombreuses interprétations polémiques) : " Le discours du sujet est l'inconscient de l'autre ". Voilà de quoi en refroidir plus d'un ! Gardons seulement en mémoire que l'objet d'étude du grammairien-linguiste, la langue et le fonctionnement du langage, n'a guère besoin de lui pour s'assumer parfaitement en tant que vecteur de communication entre un énonciateur et son co-énonciateur. Celui qui s'intéresse à la structure de la langue se doit de ne jamais oublier que celle-ci est par définition un moyen de communication, et non pas son objet comme dans ces pages. En revanche nous croyons que le système d'une grammaire est rigoureux et accessible à l'analyse scientifique de la langue, phénomène " isolé de l'ensemble hétérogène du langage ". C'est ainsi que nous dirons encore comme KRISTEVA que " la grammaire est une clef sinon la clef de l'homme ". Il est inutile de rappeler qu'en effet les langues sont toutes efficaces pour répondre aux besoins humains de communication. ADAMCZEWSKI nous dit : " À la base de notre conception de la grammaire [...], il y a la conviction désormais banale que les énoncés d'une langue, ses phrases, sont le produit d'une activité non consciente, le résultat de tout un travail interne qui précède nécessairement l'extériorisation orale ou écrite. Ces opérations cachées, inaccessibles à l'introspection ou à l'intuition, il appartient au grammairien-linguiste de les mettre au jour, car ce sont elles et elles seules, qui constituent la grammaire interne, source de l'infinité des énoncés. " (Cf. GLA, p.5)

 

Observations des actes de la langue :

Nous procéderons à notre démarche à l'aide d'exemples " de notre cru " (en script) , ou relevés chez MAUPASSANT (en italique) dans les deux tomes de La Pléiade de ses Contes et Nouvelles. À une astérisque placée en tête d'un énoncé sera attribué le sens d'agrammaticalité de celui-ci. Enfin, les sigles GLA et LFD font référence respectivement aux deux ouvrages suivants de Henri ADAMCZEWSKI : Grammaire Linguistique de l'Anglais, Collection U, Armand Colin, 1982, et Le Français Déchiffré, clé du langage et des langues, Armand Colin, 1991. Nous prenons soin ici de citer seulement des adjectifs courants du français quotidien, dans un but pédagogique de réutilisation des énoncés.

Ces exemples seront sans exception traités de manière comparative ; c'est-à-dire qu'un énoncé de type Dét.-N-Adj. sera toujours compris par rapport à celui de type Dét-Adj.-N, car nous croyons que ce phénomène (propriété de l'adj. en français à pouvoir se trouver à droite ou à gauche du N) consistant en un échange de place des deux composants, obéit a un même système simple de la langue.

 

1. S-AVOIR-Dét.-N-Adj./Dét.-Adj.-N, un rapport étroit entre les trois composants :

1. 1.

En guise d'introduction à ce sujet, considérons les énoncés suivants dont nous expliquerons les nuances de sens :

[1]
Elle a un nez petit, une bouche lippue, une tête grosse, un front haut et un corps sportif.
[Description physique de la personne, un nez petit s'inscrit dans une liste - actuelle ou virtuelle - des qualités de la personne.]
[2]
Elle a le nez petit, alors que le tien est grand et que le mien est épaté.
[Comparaison du nez de plusieurs personnes - on s'attend donc à plusieurs catégorisations de nez.]
[3]
Elle a un petit nez, c'est ce qui fait tout son charme.
[Qualité isolée reconnue par le locuteur et considérée indépendamment.]
[4] *Elle a le petit nez.
[Mais sera grammatical : Elle a le petit nez des Asiatiques, c'est-à-dire le même que celui des Asiatiques.]
[5] Elle a une tête grosse.
Cf. [1]
[6] Elle a la tête grosse.
Cf. [2]
[7] Elle a une grosse tête, ce chapeau est trop petit.
Cf. [3]

[8] Elle a la grosse tête.
[Elle est prétentieuse ou à mon avis elle est intelligente : sens métaphorique exclusif ! - outre le même cas qu'en [4] .]
[9] Elle a un bras long - et l'autre court.
Cf. [1] et [5]
[10] Elle a des bras longs.
Cf. [1] et [5]
[11] Elle a le bras long.
[Elle connaît des gens influents sur qui elle peut compter pour l'aider dans ses entreprises : sens métaphorique exclusif ! Cf. [2] et [6].]
[12] Elle a les bras longs.
Cf.
[2] et [6]
[13] Elle a un long bras.
[Cf. [3] et [7], avec la restriction suivante : le locuteur reconnaît la qualité de longueur des bras en se fondant seulement sur la reconnaissance de l'un des deux qui aura fait une action précise digne de retenir cette remarque.]
[14] Elle a des longs bras, elle peut l'atteindre !
Cf. [3] et [7]

[15] *Elle a le long bras
[16] *Elle a les longs bras.
Cf. [4] et [8])


1. 2. a.

On constate que les exemples [1], [5], [9] et [10] font tous quatre état d'un double choix paradigmatique. Le premier est permis par l'instrument d'ouverture UN/UNE qui signale que le N qui le suit est l'objet d'un choix parmi un paradigme de N, c'est-à-dire que l'on est au stade de la nomination : la langue dit du N qu'il fait partie de la classe de ceux qui ont droit à cette appellation : UN/UNE est donc un indicateur de classe ([1] et [5]). [9] n'est pas une " anomalie " car seul un objet (bras) est nommé -- et non la paire. UN/UNE est issu du numéral , il forme par conséquent la base de la pluralisa tion, c'est-à-dire l'itération des N signalée par DES en [10], (Cf. LFD, p.85.). On comprend qu'il n'y a qu'une seule itération puisque tout être humain a deux bras. Le deuxième choix paradigmatique dont les quatre énoncés sont le résultat s'inscrit dans la séquence N-Adj., où c'est l'Adj. qui fait l'objet d'un tel choix de la part de l'énonciateur. Nous sommes au premier stade de la mise en rapport par " apposition " de deux termes, qui sont étrangers l'un à l'autre puisque l'énonciateur se voit proposer une liste longue -- infra, non exhaustive -- d'Adj. dans laquelle il en prendra un. Le N comme l'Adj. sont saisis au niveau de la notion. Remarquons que cette mise en rapport d'un N et d'un Adj. s'inscrit dans une perspective de description du sujet, impliquant un précédent descriptif -- ou une suite. Les schémas suivants de [1] et [5] nous illustrent l'ouverture des énoncés :


SCHÉMA DE LA SUPERSTRUCTURE (extériorisation orale ou écrite d'énoncés)




buste
- proéminent.
- petit.
- etc.



nez
- grec.
- fin.
- petit.
- etc.

Elle a un(e)
tête
- ronde.
- grosse.
- bizarre.
- etc.



regard
- perçant.
- sombre.
- etc.


etc.



SCHEMA DE L'INFRASTRUCTURE (travail interne antérieur de la langue)


DÉTERMINANT

+

NOM
 
+
- ADJECTIF x
- ADJECTIF y
- ADJECTIF z
- etc.

1. 2. b.

Le deuxième cas qui se présente dans cette série d'exemples est celui commun aux énoncés [2] , [6] , [11] , et [12]. LE/LA mérite ici son appellation d'article défini puisque le N est reconnu situationellement (la définitude est plus douteuse en [11] -- mais à l'origine c'est un seul bras <le droit> qui permet de serrer les mains et frapper aux portes). En fait on parlera plutôt d' " appréhension exclusive clôturante des N hors de tout paradigme. En d'autres termes on n'oppose plus tel N à d'autres N ; on l'envisage isolément sans complémentarité : [. . .] Zoom donc sur le N " (Cf. LFD, p.86.). Quant à l'Adj., il demeure comme dans les cas en [1.2.a.] au stade de l'objet d'un choix ouvert de la part de l'énonciateur parmi un paradigme. Nous obtiendrons donc le même schéma que précédemment, mais sans le paradigme des N. Notons que si [11] s'oppose radicalement à [10] par un changement de sens (nous avons vu qu'en [11] la longueur du bras est métaphorique), les situations spécifiques de description d'un bras donné ou d'une énumération qualitative des parties du corps accepteront l'énonciation en [11] dans son sens premier :

[11'] Elle a le bras long, fin et joli.
[11"]
Elle a le bras long, la jambe galbée, le pied cambré, et le port d'une reine.
[Chaque membre est représentatif de la paire à laquelle il appartient.]

La métaphore peut donc apparaître ou disparaître selon la situation ou le contexte. Il en découle qu'une classification sémantique généralisante est inefficace et vaine. Il en va de même pour les autres exemples en [1. 2. b.]

 

1. 2. c.

Un troisième cas de figure sera observé dans les exemples [3] , [7] , [13] et [14] . Il présente une modification majeure de la structure qui renferme le N et l'Adj. avec la séquence Adj.-N. Le premier stade d'apposition d'un Adj. à un N est dépassé car de deux composants étrangers l'un à l'autre, l'Adj. et le N sont passés à un tout ; ils sont devenus assimilables. Il faut entendre par là que les deux composants sont soudés dans un même bloc sémantique. C'est-à-dire qu'il y a dépassement de la notion. On entre dans un nouveau niveau de structuration de la relation entre le N et l'Adj., ici l'emploi est absolu, hors paradigme. La séquence Adj.-N se fige pour donner une valeur à l'Adj. indépendante des valeurs opposées d'autres Adj., d'où des effets de sens, inexistants dans la séquence précédente N-Adj., (par exemple : valeur modalisante [3], explicative [7], intonation exclamative [14], etc.), et d'où un dépassement de la notion.

 

1. 2. d.

En [4], [8], [15] et [16] l'Adj. et le N sont assimilés l'un à l'autre par leur position sur un même vecteur vertical clôturant comme en [1.2.c.] ; la seule modification à remarquer dans ces derniers exemples est l'appréhension exclusive du SN par LE/LA/LES - à propos, quoi penser de l'appellation d'article défini dans de tels cas, le SN ne semble-t-il pas plus défini en [7] qu'en [8] ? La séquence S-AVOIR-Dét.LE/LA-Adj.-N renferme un SN doublement figé - clôturé par l'article et par l'Adj. antéposé. Cette double-soudure implique des effets de sens déjà définis ou nécessairement à définir, d'où l'agrammaticalité des exemples [4], [15] et [16] s'ils ne précèdent pas une identification par DE - c'est-à-dire que le Complément de Nom est requis. Quant à Elle a la grosse tête en [8], le C de N est absent car le SN est soudé dans un sens métaphorique. Une apparition du C de N peut modifier ou préciser le SN. Prenons pour exemples les cas suivants où [8'] précise alors que [8"] modifie le sens du SN qui alors n'est plus métaphorique :

[8']
Elle a la grosse tête des gens trop complimentés. (Prétentieuse)
Elle a la grosse tête des grands chercheurs de l'Histoire. (Intelligente)
[8"] Elle a la grosse tête des enfants mongoliens. (Elle est mégacéphale, comme en [5], [6] et [7].)


Illustrons les séquences Adj.-N comme suit :

SCHÉMA DE LA SUPERSTRUCTURE (extériorisation orale ou écrite d'énoncés) :



petit



grosse


grosse









Elle a un + nez
Elle a une + tête
Elle a + la - tête



SCHÉMA DE L'NFRASTRUCTURE (travail interne antérieur de la langue) :




ADJECTIF

ADJECTIF


        
DÉTERMINANT UN/UNE + NOM

DÉTERMINANT LA/LE - NOM


Les équations précédentes peuvent être réduites à deux cas de figures : les séquences N-Adj. et Adj.-N. Dans le premier cas, l'Adj. est placé sur un axe vertical parmi tout un ensemble d'Adj. possibles pouvant se substituer à celui-ci et sur un axe horizontal par rapport au N. Nous avons affaire à une " catégorisation ouverte " du N. par l'Adj. que l'énonciateur a choisi. L'énonciateur se place dans la position de celui qui effectue un choix parmi un paradigme d'Adj.

Alors que dans le deuxième cas, l'Adj. et le N sont placés sur un même vecteur vertical, l'Adj. s'assimilant au N - et vice-versa. Cette différence de structure entre les énoncés comportant l'une ou l'autre séquences fait suite à un choix - libre ou non - de la part de l'énonciateur d'accorder telle ou telle relation entre les deux composants. Nous ne nous attarderons pas bien entendu sur la question de légitimité d'un tel choix de la part de tout énonciateur : le signifié ou plutôt la réalité que le langage aurait pour fonction de reproduire n'est pas le sujet de notre propos (voir notre réticence envers l'approche phénoménologiste dans notre introduction). Nous croyons fortement en revanche que le langage a pour objet de maîtriser la perception de la réalité extralinguistique par l'énonciateur.

 

2. SYNTAXES DIVERSES AVEC LES SÉQUENCES N-ADJ./ADJ.-N.

Notre approche seconde tentera de s'élargir à divers actes de langues de mobilité de l'Adj. sans restriction syntaxique. Nous amorcerons donc une généralisation des observations des cas présentés dans le chapitre précédent.
Pour cela nous puiserons nos exemples chez MAUPASSANT, sur lesquels nous opérerons à des manipulations d'inversion des composants Adj.-N. Il sera à ce moment-là intéressant de s'interroger sur l'absence de toute postposition des Adj. petit, gros, long et grand, dans les Contes et Nouvelles.

2. 1. Reprenons notre étude avec des exemples contenant les mêmes Adj. que précédemment : PETIT, GROS et LONG.

2. 1. a. PETIT :

[17] J'entrai dans une brasserie où j'absorbai deux tasses de café et quatre ou cinq petits verres pour me donner du courage. (II. p. 73)

Bien que le contenu des verres ne soit pas mentionné par le narrateur, tout lecteur comprend bien qu'il s'agit de verres d'alcool. Ce n'est pas dans pour me donner du courage qu'il faut chercher la source de cette information (puisque son retrait n'enlèverait en rien à la compréhension), mais dans l'antéposition de l'Adj. petits, référence aux expressions bien connues de " boire un p'tit verre" ou de " boire un p'tit coup".

Par contre, quatre ou cinq verres petits soulèverait la question " de quoi ? " ainsi que " pourquoi petits ? ". Nous pouvons dire que l'énoncé [17] renferme une information supplémentaire " enfouie " sous la phrase, fait typique de la séquence Adj.-N.

[18] Le petit fût (II. p. 77)

Titre d'une nouvelle ; petit antéposé au N évoque que le tonneau renferme de l'alcool, cf. [17].

[19] Je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons dans le petit cimetière où l'on creusait sa tombe. (I. p. 7)

Par petit cimetière, le but du narrateur n'est pas de donner une information sur la taille du cimetière (ce serait le cas de dans le cimetière petit) mais sur le cimetière lui-même. Cette nuance, bien qu'à priori difficilement saisissable et donc hélas souvent laissée inexpliquée, voire pour inexplicable (!), est fondamentale dans la différence de statut des SN : " être petit " et " l'objet cimetière " sont fondus dans un même concept figé propre à évoquer une image donnée au lecteur.

[20] Dans cette petite ruelle, obscure et sale, tous les bouquinistes [...] (I. p. 11)

Même cas qu'en [19].

[21] A huit heures et demie le docteur se levait magistralement, ce n'était plus alors l'alerte et sémillant petit homme qu'il avait été tout le jour, mais le grave penseur dont le front plie sous le poids de hautes méditations. (I. p. 13)

De même, nous avons bien affaire à une définition du sujet plutôt qu'à une information sur la taille. Homme petit au lieu de petit homme impliquerait une explication de la mention de l'Adj. (ici inexistante), car cette information aurait une incidence non négligeable sur l'énoncé -- que l'homme pourrait soudain devenir grand par exemple, ou qu'il est petit le jour et grand la nuit, à cause de : qu'il avait été tout le jour. (Signalons au passage grave penseur où l'Adj. qualifie, non pas le support extralinguistique du N -- homme ou être -- comme ce serait le cas dans penseur grave, mais la qualité exprimée par le N. En un mot, il n'est pas penseur et grave, mais grave en sa qualité de penseur : " il pense gravement " , " ses pensées sont graves ".)

[22] M. Patissot, en cherchant bien, découvrit une place libre au second rang, à côté d'un vieux monsieur décoré et d'une petite femme vêtue en ouvrière. (I. p. 169)

Comme en [1] ou en [21], l'énonciation d'une femme petite demanderait une suite descriptive de la femme (où la virgule ou la conjonction et serait nécessaire) ou alors un complément d'information lié à la petite taille de la femme - défaut, faiblesse, réaction du personnage à cette petitesse, etc. Il n'en est rien puisque nous avons affaire à une définition du sujet et non à une description.

[23] Un seul exemple, messieurs un tout petit exemple. Quelle opinion avez-vous de [...](I. p.166)

A la grande surprise de l'étudiant de grammaire, l'exemple - qu'introduit le locuteur - ne sera pas court (comme cela devrait être le cas avec un exemple tout petit) : un tout petit exemple a pour simple fonction de reprendre le sens de un seul exemple. Signalons bien que le lecteur francophone, lui, ne sera pas étonné car il n'attribuera pas un caractère de brièveté au sens de l'expression, du fait de l'antéposition de l'Adj.

 

2. 1. b. GROS :

[24] Elle riait d'un rire aigu à casser les vitres, appelant familièrement son compagnon : " Mon gros loup." (I. p.159)

Tout comme " petit ", antéposé à loup, gros a une fonction modalisante d'affection. Il peut indifféremment s'appliquer à une personne grosse (en ce cas il a également la fonction de rappeler cette qualité mais sans insistance -- d'ailleurs le personnage qualifié de gros loup dans la nouvelle a un ventre protubérant), ou à une personne mince. " Mon loup gros " serait blessant si appliqué à une personne car à la métaphore affective de " mon loup " s'ajouterait une qualité de grosseur qui n'aurait plus rien de métaphorique : à l'inverse il y aurait insistance sur cette grosseur.


[25] Alors envoyant un baiser des doigts, elle lui cria : " Gros serin va ! " (I. p. 161)

Même cas qu'en [24] ; ce second exemple devient plus intéressant quand on considére le fait qu'il appartient à la même nouvelle que [24], et que l'énonciateur et le co-énonciateur sont les mêmes personnages : le changement de N ne modifie pas le sens du SN avec ce même Adj. antéposé.

[26] Quelquefois même, elle jetait un gros mot qui faisait un effet de pétard ratant au milieu de la dignité glaciale des voyageurs. (I. p. 159)

Grossièreté serait le synonyme le plus proche de gros mot. Grammaticalement, l'Adj. antéposé à mot redéfinit son programme sémantique, formant à eux deux l'unique concept de grossièreté. " Un " gros mot peut aussi s'appliquer à une séquence de grossièretés (N et/ou Adj.).
Un mot gros informerait lui sur la place que prend le mot dans la page ; ce ne serait donc plus mot en tant que son renfermant un sens. Grammaticalement, il y a d'abord référence à une séquence écrite (mot) puis attribution de la qualité de grosseur au signifié de mot. Par conséquent gros ne s'applique pas directement à mot mais à la réalité extralinguistique définie par mot - juxtaposition de lettres formant une entité sémantique : c'est ce que je vois sur la page qui est gros.

[27] Il pompait alors avec acharnement, en manches de chemise, son gros ventre débordant de la culotte. (I. p. 162)

L'apposition son gros ventre qualifie le sujet, c'est bien du sujet " Il " dont on parle. Alors que " son ventre gros " mettrait l'accent sur le ventre et sur la grosseur de celui-ci : on parlerait alors seulement de " ventre ".

 

2. 1. c. LONG :

[28] Ses doigts crochus saisissaient les tubercules grisâtres et vivement elle les faisait tourner, enlevant de longues bandes de peau sous la lame d'un vieux couteau qu'elle tenait de l'autre main. (II. p.77)

Des bandes de peau longues met l'accent sur la longueur de l'objet bandes de peau plutôt que de donner un image unie.
L'exemple est classique : dans un SN introduit par UN/UNE et pluralisé, où l'Adj. est placé devant le N, l'article DE peut apparaître au lieu de DES.
DES correspond à la stricte itération de UN/UNE, c'est-à-dire que l'accent est mis sur le pluriel qui est alors souligné ; quant à DE, il est bien sûr la marque de l'itération du SN, mais il signale surtout le passage du SN dans un niveau secondaire de structuration, le choix du N a été fait antérieurement à l'itération, (on notera le méme phénomène à la forme négative, DE peut prendre la place de DES ou de DU) :

1)

2) de




      
des + longues bandes de peau                       
longues bandes de peau


Notre micro-grammaire de l'infrastructure de N-Adj./Adj.-N (où la deuxième séquence reflète une soudure entre les deux composants, alors que la première traduit un choix de l'Adj. parmi un axe paradigmatique) apparaît donc en pleine lumière au niveau de la superstructure de la phrase grâce à ce petit métaopérateur DE. DE ne peut apparaître que dans la séquence ADJ.-N parce que cette séquence se trouve être à un niveau de structuration secondaire dans la phrase.

Les deux exemples suivants s'organisent également dans ce système.

[29] Quelle que soit la joie du naufragé qui, après avoir erré pendant de longs jours et de longues nuits par la mer immense, [...] aperçoit tout à coup [...]. (I. p. 20)
[30] Vieux déjà, maigre et petit, avec un oeil vif et de longs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie [...]. (I. p. 163)

 
2. 2. Continuons notre prospection avec GRAND :

[31] C'était un grand gaillard de quarante ans. (II. p. 77)

L'Adj. antéposé renforce le sens du N, l'idée de puissance dans gaillard est ainsi mise en emphase (tout en y ajoutant dans ce cas-ci une idée de grandeur -- car déjà sous-entendue dans gaillard) ; tandis que l'Adj. postposé dans " un gaillard grand " qualifie uniquement la taille du référent extralinguistique -- être humain -- sans prendre en compte le sens du N.

[32] Je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter. (I. p. 3)

Idem qu'en [31], " grand " renforce la qualité de " criminel " (l'homme a commis beaucoup de crimes, ou des crimes importants), fonction inexistante quand postposé.

Les quatre exemples suivants présentent les même cas que les deux précédents ; ils sont identiques au célèbre exemple que les enfants francophones apprennent à l'école : " Pasteur était un grand homme " (intelligent, un géni).

[33] Il contrefaisait l'adepte qui écoute la parole d'un grand apôtre [...]. (I. p. 22)
[34] Remueur de livres et grand liseur [...]. (I. p. 163)
[35] Schopenhauer, messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe que l'Allemagne vénère. (I. p.163)
[36] Quand un brave homme, à coup de baïonnette, crève un autre honnête homme père de famille ou grand artiste peut-être, à quelle pensée obéit-il ? (I. p. 165)

[37] Pendant la nuit, il avait vu plusieurs fois en rêve un grand homme blanc, habillé à l'antique qui lui touchait le front du doigt en prononçant des paroles inintelligibles. (I. p. 15)

" Etre de haute taille " ainsi que " impressionnant " forment le sens à trouver dans cet exemple ainsi que dans les quatre suivants ([38], [39], [40] et [41]) . La séquence Adj.-N présente un seul concept homogène permettant à l'énonciateur de le préciser et de le décrire librement par la suite. C'est-à-dire que cette séquence est un point de départ donné à une (suite d') information(s) consécutive(s) au SN : " blanc, habillé à l'antique qui lui touchait le front du doigt, en prononçant des paroles inintelligibles " en [37] ; " en ébène coiffée d'un foulard jaune, et ballottante en des vêtements éclatants " en [38] ; " rousse, habillée patriotiquement en trois couleurs et couverte d'un immense chapeau-tunnel dont sa tête occupait le centre " en [39] ; " qui répondait an nom d'Octavie " ainsi que la détermination par " la " en [40] ; et " qu'elle aimait beaucoup " en [41].

Cet exemple [37] nous intéresse tout particulièrement à cause des difficultés qu'il présente. Nous avons vu que " grand " pouvait uniquement accentuer la qualité du N avec la restriction suivante : que " gaillard ", " criminel ", " apôtre ", " liseur ", " philosophe ", et " artiste " sont des signes qui comportent deux référents, la qualité et son support extralinguistique (un être humain de sexe masculin). Le sens de " grand " (antéposé) portait uniquement sur la qualité dans les exemples de [31] à [36]. Avec " homme ", la différence entre la postposition et l'antéposition de " grand " devient une nuance car dans le N se confondent " un être humain mâle " et " être appartenant à l'espèce animale la plus évoluée de la Terre " (définitions du Petit ROBERT) . L'Adj. qualifiera donc tantôt le premier sens, tantôt le deuxième. Ce cas de figure nous renforce dans notre idée qu'un classement des N et des Adj. n'est pas viable dans l'absolu.

[38] Tu riais beaucoup, d'avance, de mes tendresses noires, comme tu disais ; et tu me voyais dejà revenir suivi d'une grande femme en ébène coiffée d'un foulard jaune et ballottante en des vêtements éclatants. (I. p. 367)
[39] C'était une grande fille rousse habillée patriotiquement en trois couleurs et couverte d'un immense chapeau-tunnel dont sa tête occupait le centre. (I. p. 159)
[40] [...] la grande rousse, qui répondait au nom d'Octavie annonça à Patissot [...] . (I. p. 159)
[41] Sa femme, qui était jolie, et très perverse, dit-on, avait acheté à des marchands phéniciens un grand singe qu'elle aimait beaucoup. (I. p. 17)
[42] Un jour qu'il se promenait sur la place de Balançon, il aperçut une grande baraque en bois d'où sortaient des hurlements terribles. (I. p. 23)
[43] De loin, de très loin, avant de contourner le grand bassin où dort l'eau pacifique, on aperçoit Bougie. (I. p. 368)
[44] Et l'on partit pour Maison-Laffitte où était annoncées des régates et une grande fête vénitienne. (I. p. 159)

L'important dans les trois SN en [42], [43] et [44] n'est pas la grandeur du N mais le complément d'information apporté à celui-ci par " d'où sortaient des hurlements terribles ", " où dort l'eau pacifique " et " vénitienne ". " Grand " est donc en position prénominale pour seulement donner une plus large dimension à " baraque ", à " bassin " et à " fête ", avec une nuance de somptuosité en [44] que l'on retrouve dans les exemples [45] et [46] (cf. " les grandes eaux de Versailles "). Cette nuance est inexistante dans le cas de position postnominale de l'Adj.

[45] [...] sur l'arc de triomphe de l'Étoile, par exemple, et je ferais defiler devant toute la population. Ça aurait un grand caractère. (I. p. 152)
[46] [...] afin d'avoir, à son retour du bureau, la satisfaction de lâcher les grandes eaux, et de se figurer qu'une fraîcheur s'en répandait dans le jardin. (I. p. 162)
[47] Les muets flocons blancs tombaient, tombaient, ensevelissaient tout dans ce grand drap gelé, qui s'épaississait [...]. (I. p. 362)

L'antéposition de l'Adj. aide à la formation de la métaphore de " neige " par " drap gelé ".

[48] Puis, il endossait sa grande redingote et s'en allait. (I. p. 11)

La redingote est définie par " grande " dont le sens évoque l'importance qu'elle donne au docteur (et non la taille du docteur, qui est petit -- cf. Ibid. p. l3, l'interprétation que " grande redingote " soit anaphorique de la haute taille du personnage ne saurait être acceptable par aucun lecteur francophone). Au contraire, " sa redingote grande " évoquerait qu'elle est " trop grande " pour lui ; dans ce cas l'énoncé aurait une portée ironique : le docteur serait victime du ridicule.

[49] Il pria son ami le recteur, qui possédait à fond ces deux langues, de vouloir bien relire sa traduction. Ce dernier le fit avec grand plaisir. (I. p. 20)
[50] Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pour cette main. (I. p. 3)

Ces deux derniers exemples posent un problème aux explications uniquement sémantiques car la post- ou l'antéposition de l'Adj. ne modifie pas le sens des SN (on se borne souvent à dire que " plaisir grand " et " affection grande " sont rares, voire impossibles (!)). Tous les effets de sens dus au déplacement de l'Adj. dans les différents emplois supra ne constituent pas des règles à valeur grammaticale pour la simple et bonne raison qu'une généralisation purement sémantique n'est pas viable, comme nous l'avons souvent remarqué. Au risque de nous répéter, nous affirmerons que c'est une différence de statut dont il est question avec les deux séquences de SN, où Adj.-N renvoie à un autre concept (que celui de N-Adj.), avec clôturation du SN dans un sens figé. Les emplois en [49] et [50] s'en font d'autant plus l'écho qu'il seront utilisés dans des formules ou expressions dans le code des convenances.

 

Conclusion

La place de l'Adj. dans le SN constitue un fait remarquable en français puisque d'une part l'alternance N-Adj./Adj.-N est toujours possible (à quelques exceptions près -- et encore, les énoncés peuvent souvent surprendre par leur " anormalité " ; on trouve bien chez Victor HUGO de rouges tabliers ! (cf. LFD, p. 215)), et que d'autre part on aura pu constater dans les deux séquences, à la fois une constance interne et une opposition duale capables de définir les séquences N-Adj. et Adj.-N. Ce sera sous l'angle d'une différence de structure que nous nous devrons donc d'examiner tout exemple de post- ou d'antéposition de l'Adj., celui-ci n'ayant pas la même fonction dans le premier cas et dans le deuxième. La postpositon de l'Adj. au N fait état d'une structure binaire -- à deux temps -- du SN : il y a énonciation du N puis celle de l'Adj. qui lui est apposé en tant que valeur ajoutée. L'Adj. qualifie alors la réalité extralinguistique exprimée par le N détachée en substance du signifiant de celui-ci, il est donc interchangeable avec d'autres Adj. d'un même paradigme. Pour exprimer clairement cette opération en surface, nous dirons qu'il y a existence virtuelle de la conjonction " et " entre les deux composants. Le seul lien existant entre les deux est cette réalité extralinguistique mentionnée supra que l'Adj. qualifie. Dans le cas de l'antéposition de l'Adj. en revanche, c'est véritablement la langue qui met en relation les deux composants pour les souder en un seul : nous appellerons ce type d'opération métalinguistique car l'Adj. (mot de la langue) opère directement par un vecteur vertical sur le N (autre mot de la langue). Le vecteur assurant une assimilation des deux composants, on aboutit à une opération de prédication dans laquelle l'Adj. et le N forment une entité sémantique figée, indissociable.

Avant de fermer momentanément ce dossier sur la place de l'Adj. dans le SN, osons la métaphore suivante d'assemblage de matériaux. Expliquons-nous : si l'on veut assembler deux matériaux non compatibles (comme de l'acier et du verre par exemple) il faudra utiliser une colle extra-forte : c'est l'opération N-Adj. Mais si les deux matériaux sont compatibles (tels du papier et du bois), à peine un point de colle suffira à les assembler pour les confondre : c'est l'opération Adj.-N.

(À suivre...)