Des rames de wagons interminables et D'interminables rames de wagons :
" Attention, un train peut en cacher un autre ! "


Thierry Trubert-Ouvrard

Université Seinan Gakuin (Japon)
trubert@seinan-gu.ac.jp

© Société Japonaise de Linguistique Française, 1992, p. 48-56.
in Bulletin d'Etudes de Linguistique Française, numéro 26, Université de Tsukuba, Japon, 1992, ISSN 0286-8601.


Introduction

La réflexion qui suit est partie de cette interrogation : pourquoi dans deux oeuvres contemporaines des années vingt, trouve-t-on une même image de rames de wagons, où le groupe nominal dans le premier cas arbore la postposition de l'Adj. interminables, alors qu'il renferme celui-ci antéposé dans le deuxième ? Mon premier exemple est tiré du Feu de H. Barbusse et mon second des Thibault de Martin Du Gard. Dans de pareils cas où le sens ne diffère pas entre les séquences N-Adj. / Adj.-N, seule une explication capable de refléter les opérations et les métaopérations de la langue permettra de découvrir ce qui oppose les deux énoncés. C'est cet autre train, caché derrière celui de la phrase, que j'essaierai d'entrevoir.

1. Approche Comparative

Le français se distingue des autres langues latines entre autres par sa grande souplesse à pouvoir placer l'Adj. en position post- ou prénominale. Examinons cette dichotomie, source de richesse pour la langue, dans les deux citations suivantes :

(a) Alors, on regarda autour de soi.
On était perdus dans une espèce de ville.
Des rames de wagons interminables, des trains de quarante à soixante voitures, formaient comme des rangées de maisons aux façades sombres, basses et identiques, séparées par des ruelles. Devant nous, [...]

(b)
Le Nancéien racontait que, depuis plusieurs nuits, sur toutes les voies ferrées de l'Est, défilaient d'interminables rames de wagons vides qui ralliaient les grandes gares, pour venir ensuite s'accumuler en réserve dans la banlieue parisienne.

        J'examinerai les contextes de ces deux exemples afin de mener l'étude comparative nécessaire à révéler la dualité de la structure interne. Les valeurs de l'Adj., selon la position qu'il occupe, n'existent que l'une par rapport à l'autre et donc ne sauraient être traitées dans des parties distinctes. Comme je le démontrerai dans ces pages, il semble que l'approche classificatrice des N et des Adj., comme chez G. Bernard, in Arabia felix - felix Austria, peut obscurcir l'équation N-Adj. / Adj.-N. Ma démarche première consistera donc en une brève description de la synonymie des deux énoncés afin de m'attarder ultérieurement sur une explication linguistique de leur opposition.

1.1. Similitudes / analogies

1.1.a. situation

Sur une même toile de fond de la Grande Guerre, les narrateurs de Barbusse et de Martin Du Gard décrivent une même image apocalyptique de ces convois ferroviaires de poilus destinés aux tranchées fatales de l'Est de la France.

1.1.b. sémantisme

L'Adj. interminable évoque dans les deux textes la même itération à l'infini de ces rames de wagons. Les rames de wagons en (a) ne sont pas plus interminables qu'en (b) ; il y a donc synonymie. Le premier énoncé est intensifié par : des trains de quarante à soixante voitures, et le second par : depuis plusieurs nuits, sur toutes les voies ferrées de l'Est, et par le verbe défiler.

1.2. Manipulations

Il me semble dorénavant à propos d'opérer quelques manipulations sur les deux énoncés. Mon but est de découvrir si cela engendre une différence de compréhension des citations. Inversons l'ordre des mots des séquences SN-Adj. / Adj.-SN dans chacun des exemples :

1.2.a.

(a')
D'interminables rames de wagons, des trains de quarante à soixante voitures, formaient comme des rangées de maisons aux façades sombres,basses et identiques, séparées par des ruelles. Devant nous, [...]

La translation que nous avons effectuée de l'Adj. devant le SN crée une séparation entre les deux SN-sujets. C'est-à-dire qu'il y a une résistance à leur assimilation, un non-lien. Ainsi nous découvrons qu'en (a), le deuxième sujet des trains de quarante à soixante voitures est une reprise du premier Des rames de wagons interminables, dont la fonction est de préciser son sens. Alors qu'en (a'), les deux sujets sont simplement coordonnés, le deuxième est ajouté au premier tout en lui restant indépendant. C'est-à-dire que le narrateur observe deux groupes de trains différents et distincts. La virgule n'a plus la fonction de parenthèses, mais celle de la conjonction et.

1.2.b.

(b')
Le Nancéien racontait que, depuis plusieurs nuits, sur toutes les voies ferrées de l'Est, défilaient des rames de wagons interminables et vides qui ralliaient les grandes gares, pour venir en suite s'accumuler en réserve dans la banlieue parisienne.

De même, la translation que nous avons opérée de l'Adj. derrière le SN rames de wagons modifie l'appréhension du SN en (b) : ce ne sont plus des rames de wagons vides qui sont interminables, mais des rames de wagons (tout court) qui le sont ; à cela s'ajoute le fait d'être vides. Il y a donc coupure de la prédication et ajout de la conjonction et entre les deux Adj. Notons que et est nécessaire à la grammaticalité de la phrase.

Il n'est peut-être pas inutile de remarquer aussi que d'une part les deux énoncés acceptent la translation de l'Adj., et que d'autre part ce changement provoque une modification de leur compréhension : le référent n'est plus le même en (a') et en (b').

Sur le plan strictement du sens, les deux SN en (a) et en (b) semblent être synonymes : c'est bonnet blanc et blanc bonnet.

Cherchons dorénavant hors sémantisme, mais aussi hors superstructure syntaxique, la valeur de la dichotomie pour découvrir le mécanisme de l'infrastructure qui régie cette différence.

 

2. Pour une Théorie des Phases

J'ai pris soin de citer les deux exemples dans l'ordre déterminé par la langue : le premier présente une position postnominale de l'Adj., position première de l'Adj. en français (Dét.-N-Adj.), le second l'inversion de l'Adj. et du N.

2. 1. Un vecteur de la phase 1 vers la phase 2*

* COCHARD, C. (1989) : Un vecteur à double sens, étude de quelques phénomènes dans le cadre d'une approche métaopérationnelle, Mémoire de D.E.A., ParisIII Sorbonne Nouvelle.

Dans le premier cas, nous avons affaire à une catégorisation ouverte du N, par l'Adj. que l'énonciateur a choisi : l'énonciateur effectue un choix parmi un paradigme d'Adj. Dans le deuxième énoncé, la rela tion Adj.-SN est bloquée, soudée. Je ne m'attarderai pas sur la question de légitimité de tels choix de la part de l'énonciateur, nous savons que le langage a largement pour objet la maîtrise de la perception de la réalité extralinguistique. Je m'intéresserai essentiellement à la notion de vouloir-saisir (à l'appréhension), ou à la pression plus ou moins visible que l'énonciateur et le co-énonciateur exercent mutuellement l'un sur l'autre au moyen de la langue.

        Glosons l'énoncé en (a) :

(a')
Des rames de wagons qui sont interminables et desquelles je peux témoigner à la place de n'importe qui. Cela n'est pas un jugement de valeur, je ne fais que reproduire la réalité hic et nunc. D'ailleurs je la confirme en décrivant ces trains comme étant formés de quarante à soixante voitures.

En (a), l'Adj. est apposé au SN afin de constituer un point de départ au discours. L'important dans l'énoncé est donc bien la relation SN-Adj.. L'apposition (le terme est peut-être grammaticalement impropre mais me semble capable de traduire la fonction) de l'Adj. au SN est une opération sur deux termes non prédestinés (chez les locuteur/interlocuteur) à cohabiter - c'est ce que Adamczewski appelle une opération de phase 1 (= opération forte). L'énoncé (a), résultat du choix paradigmatique de l'Adj., sera illustré de la façon suivante :




Des rames de wagons

- d'une longueur extraordinaire.

- innombrables.

- interminables.

- grises de saleté.

- etc.

Dans le deuxième énoncé en revanche, ce n'est pas la relation Adj.-SN qui est en jeu, mais ce qu'elle implique (sens stratifié(s) sous celui de la superstructure). Les notions de rames de wagons vides et d'être interminables sont comme programmées pour voisiner. Un tel cas, où deux éléments ne s'opposent pas de résistance, est appellé par Adamczewski : opération de phase 2.

J'aimerais éclairer mon explication phase 1 / phase 2 des énoncés (a) et (b) d'une image à mon avis très parlante même si non grammaticale, celle d'assemblage de matériaux : si l'on veut assembler deux matières non compatibles (comme de l'acier et du verre par exemple) il faudra utiliser une colle extra-forte : c'est l'opération de phase 1. Mais si elles sont compatibles (tels du papier et du bois), à peine un point de colle les assemblera : c'est l'opération de phase 2.

Organisons ces opérations comme suit :

(Phase 1)


(Phase 2)

<--> ...



<--> ...

interminables
des rames de wagons <--> interminables




des rames de wagons


Le premier énoncé est ouvert (l'énonciateur fait un choix parmi un paradigme d'Adj.) ; le second énoncé est bloqué (l'énonciateur n'a pas de choix comme en (a), l'emploi est absolu, hors paradigme).

À ce stade de l'analyse, donnons une précision sur l'inversion de la place de l'Adj. et du N. Même s'il est vrai que parfois cela engendre une modification sémantique du SN, le cas n'est pas absolu et par conséquent rejette toute tentative d'énonciation de règle grammaticale dans cette voie. Je traiterai maintenant de l'impossibilité de classer de manière exhaustive les Adj. et les N. Des listes interminables sont décourageantes et d'autant plus vaines qu'un seul changement de situation peut trans former radicalement le sens d'un même SN. Ajoutons à nos deux premiers exemples les suivants :

(c) Donc elle dormait aux côtés d'un nouvel ami.
(d)
L'homme, l'ami nouveau, gisait, tranquille, sur le dos, les yeux fermés.*

MAUPASSANT, Guy de (1875-1884) : La Toux, in Contes et Nouvelles, Edi tions Gallimard, 1974, Bibliothèque de la Pléiade, tome 1, p. 723.

Dans ces deux exemples tirés de la même nouvelle de Maupassant, l'inversion de la séquence N-Adj. en Adj.-N ne me semble pas modifier le sens du SN. Dans les deux phrases, l'amant est une nouvelle connaissance. L'exemple est précieux car il rejette l'interprétation d'information NOUVELLE / ANCIENNE. Le système des phases n'accepte pas dans sa définition ce niveau de structuration propre au contexte-avant. D'ailleurs dans le texte mentionné ci-dessus, nouvel ami apparaît antérieurement à ami nouveau ! Les séquences SN-Adj./Adj.-SN en revanche dépendent bien du niveau de structuration que l'énonciateur peut - ou veut - accorder à la relation SN-Adj.-SN.*

GETTLIFFE, P. (1990) : Verbes à Particule et Structuration de l'Énoncé Anglais, Thèse de Doctorat, Paris III.

Il m'apparaît de plus impossible d'y déceler une différence d'interprétation avec toujours le même sens (cas parfois identifiable comme l'a bien remarqué S. Aoki, in La place de l'adjectif qualificatif et l'ordre des mots ; alors que les mêmes séquences ami nouveau et nouvel ami illustreront cette différence dans ces situations-ci :

(e)
Je me suis fait un nouvel ami hier, il s'appelle Jean.

L'énonciateur ne connaissait pas Jean la veille (même cas que dans Maupassant).

(f)
Georges a tellement changé ces derniers temps qu'il est maintenant devenu un ami nouveau.

L'énonciateur connaît Georges depuis longtemps et leur amitié demeure inchangée. [(f) est une citation de Pascal Furth, natif ; celui-ci ajoute : l'amitié de longue date que je partage avec G. n'a pas été affectée par le fait que G. ait beaucoup changé récemment. ]

Pareillement, une nouvelle voiture sera un véhicule récemment acquis - qu'elle soit neuve ou d'occasion - tandis qu'une voiture nouvelle est un objet perçu comme nouveau, ayant subi une rénovation - peinture, habillage des sièges, etc.

En revanche, les deux exemples suivants présentent le cas d'une modification sémantique totale après l'inversion de l'Adj. et du N, où chaque SN renvoie à un référent différent :

(g) Un industriel gros.
(h) Un gros industriel. *

COCHARD (1989), p. 28.

Le premier SN en (g) apporte une information sur l'activité professionnelle de l'homme et une autre information sur son poids ; alors que le SN en (h) signifie uniquement son rang social (la richesse) ; l'homme est indifféremment gros ou mince. Il y a un changement de statut du SN entre (g) et (h) ; les différences sémantiques sont des effets de sens.

 

2. 2. De 1'extralinguistique vers le métalinguistique ?

Il apparaît que dans les énoncés (a), (d), (f), (g), l'Adj. (postnominal) qualifie une réalité extralinguistique représentée par un signe (l'Adj. est en apposition), alors que l'Adj. (prénominal) des énoncés (b), (c), (e) et (h) exprime plutôt une qualification inhérente au contenu sémantique du signe. (a) est donc une opération linguistique (traitant de l'univers extralinguistique), alors que (b) est une opération métalinguistique (sur la langue elle-même). Ainsi, dans l'exemple de l'industriel gros, ce n'est pas la profession que gros qualifie, mais la réalité extralinguistique (son support est l'être humain). Par conséquent l'Adj. ne détermine pas le N de la même manière dans gros industriel, où gros précise la qualité pour lui donner de l'importance.

Dans nouvel ami, l'homme a seulement la qualité d'une amitié récente (ou amour chez Maupassant) : nouvel qualifie donc l'amitié en (c) et en (e) ; alors que dans l'ami nouveau, nouveau qualifie l'homme : l'homme est donc une nouvelle connaissance en (d) ou perçu ainsi par l'énonciateur en (f) puisque ses qualités sont nouvelles.

De même, parler d'une fille jeune et jolie n'évoquera pas la même chose qu'une jolie jeune fille, fille dans le premier cas étant une qualité indépendante de la réalité extralinguistique qui est jeune et jolie.

Ainsi, des rames de wagons interminables donneront surtout l'idée d'une réalité (en l'occurence de rames de wagons) interminable, alors que d'interminables rames de wagons sont bien à proprement parler des rames de wagons qualifiées d'interminables et donc ces rames sont déterminées.

 

Conclusion

Ce ne sera donc pas d'un point de vue de valeur modalisante sémantique, d'objectivité/subjectivité, ou d'information nouvelle/ancienne que nous nous devrons d'aborder l'alternance post- ou prénominale de l'Adj. en français, mais d'une opposition de statut des deux SN. Si les référents peuvent se modifier ou non selon la place de l'Adj., cela ne nous apparaît que comme étant des effets de sens, non une dichotomie interne. Nous savons que tout francophone ou francisant se sent bien incapable de saisir (et définir) une différence de sens dans certaines séquences SN-Adj. / Adj.-SN. En revanche, une différence semble toujours s'imposer dans la perception intuitive des énoncés : la réception de ces énoncés est bel et bien différente suivant que l'Adj. est post- ou antéposé.

Je ne désire pas décoder ce système linguistique du français sur le plan du sens, car chaque cas est particulier ; il serait donc vain de tenter pareille initiative. Toutefois, un décodage simple de ce phénomène me paraît tout à fait possible en utilisant la théorie de Adamczewski fondée sur la dichotomie des PHASES. Je crois que la perception intuitive d'une différence entre les deux séquences est la conscience sensible qu'il y a bien toujours une opposition de structure entre les deux, l'une " étant figée (comme la blanche colombe, la divine Providence, le Saint-Esprit ou le bouillant Achille -- épithète homérique exclusive), l'autre est à choix ouvert. "*

Telle la cathédrale de La Sagrada familia de Gaudi à Barcelone, la langue est composée de formes difficiles et torturées qui peuvent parfois cacher une structure interne cohérente et logique. Est-ce maintenant le bon train pris en marche pour suivre d'une manière juste le premier...?

(Université Seinan-Gakuin)

ADAMCZEW5KI (1991), p. 215.


Références Bibliographiques :

ADAMCZEWSKI, H. (1982) : Grammaire linguistique de l'amglais, Collection U, Armand Colin.

ADAMCZEWSKI, H. (1991) : Le Français Déchiffré, Armand Colin.

COCHARD, C. (1989) : Un vecteur à double sens, étude de quelques phénomènes dans le cadre d'une approche métaopérationnelle, Mémoire de D.E.A., ParisIII.

GETTLIFFE, P. (1990) : Verbes à Particule et Structuration de l'Énoncé Anglais, Thèse de Doctorat, Paris III.

MAUPASSANT, Guy de (1875-1884) : La Toux, in Contes et Nouvelles, Edi tions Gallimard, 1974, Bibliothèque de la Pléiade.