DU
NOUVEAU QUANT À
LA RELATION DÉICTIQUE
" ICI / LÀ "
Thierry TRUBERT-OUVRARD
© Université Seinan-Gakuin, 1993
in Études de Langue et Littérature françaises, Université Seinan-Gakuin, numéro 29, hiver 1994, ISSN 0286-2409.
Introduction
L'étude que
voici ne portera pas sur " ICI
" et " LÀ " dans leur opposition classique, respectivement
" dans ce lieu " et " dans tel lieu " ; elle s'interrogera
en revanche sur ce qui les distingue à un niveau plus hautement
abstrait
du système de la langue (la raison de cette prise de position
sera
donnée en temps voulu). Des dictionnaires de langue
française
contemporaine comme le Robert semblent en proie à l'embarras
pour
distinguer les deux adverbes, leurs définitions sont
limitées
par une vision essentiellement spatiale de la question.
Lisons : "ICI : dans ce lieu (le lieu où se trouve celui qui
parle) ; opposé à là, là-bas.
LÀ
: dans tel lieu (autre que celui où l'on est), opposé
à
ici [...] ; dans le lieu où l'on est (employé pour
ici) ". Même si sa perspicacité est grande, cette
tentative de définition ne fait guère avancer les choses,
vues là contradiction apparente qu'elle introduit sans
explication
probante et par conséquent là confusion plus profonde
dans
laquelle elle plonge le lecteur.
En linguistique grammaticale, malgré une abondante littérature sur le sujet et surtout l'étude éclairante de Henri ADAMCZEWSKI*, l'attitude générale envers ces deux adverbes spatiaux reste aujourd'hui encore confuse me semble-t-il, et l'analyse quelquefois peu rigoureuse. C'est ce qui m'a conduit à poursuivre le travail de H. A. sur le couple Rhème / Thème avec une volonté d'éclaircissement. Il ne s'agira pas ici de tabula rasa, mais plutôt de correction d'idées communes d'une part, et d'explicitation et de mise au point de la théorie de H. A. de l'autre.
* ADAMCZEWSKI, H. (1991) : Le Français Déchiffré, Armand Colin.
1. L'analyse spatiale
1. a. Une perte de temps...
Brièvement je rappelerai l'inefficacité de l'analyse contrastive spatiale classique que nous savons, par quelques exemples suffisamment explicites par eux-mêmes et qui mettront en lumière ses limites. Ces règles grammaticales aujourd'hui désuètes posent le locuteur en tant que point de repère -- ou origo (lat.) -- en identifiant communément avec ICI le lieu où se trouve le locuteur, et avec LÀ le lieu où il ne se trouve pas. Une version postérieure plus prudente attribuait à ICI un lieu proche du locuteur et à LÀ un lieu éloigné de celui-ci. Nous observerons avec les exemples ci-après que les deux explications précédentes analysent insuffisamment ICI et sont en désaccord avec les emplois de LÀ suivants :
(1) Qu'est-ce qu'on est bien là dans l'herbe ! (Satisfaction d'un promeneur qui s est assis sur une pelouse)
(2) (Extrait d'un film de Robert Lamoureux) :
Elle : Où est-ce que tu es ?
Lui : Ici.
Elle : Où ça, ici ?
Lui : Ben là quoi ! *(3) L'être-là. (Titre) **
(4) Après tant d'années de travail acharné, il en est arrivé là. (Jugement sur la vanité des efforts d'un homme dont la carrière a échoué)
(5) Je suis allé là où vous avez été.***
(6) Qui va là ! / Halte-là ! (Sentinelle gardant un camp militaire)
(7) Hé là ! doucement, du calme ! C'est pas un théàtre ici. (Prononcé par un enseignant irrité par le brouhaha de sa classe)
(8) Éteignez votre cigarette ICI.**** (Inscription au-dessus d'un cendrier)
(9) (Un passant indiquant son chemin à un touriste) :
Vous pouvez aller à Notre Dame par ici ou par là, ça revient au même.
*
Exemple emprunté à H. A.
dans LFD.
** La phénoménologie de l'existence humaine ainsi
nommée
par Martin Heidegger.
*** Le Petit Robert, dictionnaire de la langue française.
**** Exemple emprunté à Georges Kleiber.
Les différents emplois d'ICI et de LÀ dans les
énoncés
ci-dessus montrent clairement que la théorie de l'opposition
spatiale
(proche / éloigné) entre les deux adverbes n'est pas
à
même de mener à terme l'explication de toutes les
occurrences
d'ICI et LÀ -- ICI indiquant parfois un lieu
éloigné
de l'énonciateur et LÀ celui où il se trouve. Une
troisième
théorie plus tardive, mais possédant hélas les
mêmes
défauts que la précédente, remplaçait
l'équation
locuteur-origo par celle d'occurrence-origo --
l'occurrence
étant l'événement unique que constitue
l'énonciation.
L'énonciation elle-même de l'expression devenant
équivalente
au lieu : ICI référait au lieu d'énonciation
d'ICI,
et LÀ à ce qui n'était pas le lieu
d'énonciation
d'ICI. Or si tel était le cas, tout fumeur éteindrait
sa cigarette sur le mot ICI (ou autour) et non pas dans
le
cendrier (sous ICI : LÀ) en situation de l'exemple (8) !
1. b. De l'intuition...
Georges Kleiber faisait une remarque heureuse sur la présence et l'importance d'une flèche indiquant le cendrier dans l'exemple (8) ; je cite ses propres paroles : " ICI ne peut pas désigner seul un endroit, il faut y ajouter une flèche, un signe, un geste [. . .] ICI étant une entité spatiale bi-dimensionnelle." *
* Communication du 19. IX. 1993 à l'université de Tsukuba, Japon.
Tout en émettant pour ma part des réserves quant au caractère bi-dimensionnel d'ICI (et à celui tri-dimensionnel de LÀ) , mon intuition s'accorde avec cette observation qui trace un trait d'union entre ICI et quelque signe indicateur. Serait-ce donc la raison pour laquelle le locuteur Elle en (2) ne trouverait pas la position de son interlocuteur ? -- ce dernier lui étant invisible, aucun geste ni signe de sa part n'est possible. Cependant l'énoncé suivant (2') me semble tout à fait acceptable dans la même situation que (2) :
(2') Elle : Où est-ce que tu es ?
Lui : Ici.
Elle : Ah ! te voilà.
Cette seconde version de (2) montre que le locuteur Lui peut désigner un lieu -- en l'occurrence celui où il se trouve -- grâce à ICI, sans accompagner ses paroles d'aucun signe. De même en (7) , ICI peut se suffire à lui-même pour indiquer la situation dans laquelle se trouve l'énonciateur.
Dans le cas de LÀ, l'énoncé en (6) requiert quant à lui un geste défensif ou agressif (avec une arme) de la part de la sentinelle -- nous savons qu'un geste paraphrase, intensifie ou complète nos paroles, mais ce plus ou moins (ou pas du tout) selon le locuteur, la situation, (etc.) . La question qui mérite d'être posée pour analyser l'emploi de LÀ en (6) est la suivante : Quel est le lieu délimité par LÀ ? Est-ce celui où se trouve la sentinelle et qu'elle a l'ordre de garder, où plutôt le lieu délimité par l'ombre ou le bruit qui provoque l'énoncé en (6) ? En ce qui concerne " Qui va là ! ", la prise en compte du sémantisme du verbe aller est à mon avis éclairante : le point de vue énonciatif se situe hors du lieu délimité par LÀ -- dans le cas contraire, l'énoncé ne serait-il pas " Qui vient là ! " ?
J'en déduis que LÀ en (6) ne peut que délimiter un lieu dans lequel la sentinelle ne s'inscrit pas, c'est-à-dire hors de son champ d'action.
De même, en ce qui concerne " Halte-là ! , LÀ représente une zone franche, devant le lieu interdit, et non pas dedans (délimité à partir de ou derrière la sentinelle) .
Il apparaît par ailleurs qu'ICI ne désigne pas toujours un endroit englobant où se trouve le locuteur, fonction attribuée par G. K.* ; à mon avis, s'il peut sembler englobant, c'est plutôt par effet de sens que de par son sens intrinsèque.
* Communication du 19. IX. 1993 à l'université de Tsukuba, Japon.
Lisons les exemples ci-dessous :
englobant :
(10) Il fait bon ici.
(11) On est bien ici.
Mais le même énoncé avec là est tout aussi englobant :
(12) On est bien là.
(13) Vous êtes ici chez vous.
(14) Nous avons ici présente sur notre plateau celle que vous attendez tous avec impatience : j'ai nommé la chanteuse Barbara !
(15) Ici repose (Ci-gît) : Charles Baudelaire.
non englobant :
(16) (Au musée des Arts Décoratifs à Paris, un guide explique)
Nous avons ici sur notre droite La vie de famille que Jean Dubuffet a peinte en 1963.(17) - Pierre voyage ici et là au Proche-Orient depuis six mois.
(Indiquant un pays sur l'atlas)
C'est ici qu'il se trouve actuellement.
- C'est vrai ? ! Mais c'est dangereux ! Nous sommes bien mieux chez nous; au moins là, il n'y a pas de guerre.
Sans conteste, les énoncés de (10) à (15) font état d'effets de sens où ICI englobe le locuteur et les interlocuteurs. Cette explication est séduisante car elle a le mérite de rassembler d'une part un grand nombre des emplois d'ICI, et de s'intéresser de l'autre à son statut -- nouveauté heureuse car l'abondante littérature sur le sujet montre plutôt en général une prédilection pour LÀ, plus riche et plus souvent employé, au détriment de l'analyse d'ICI. En (16) ,ICI ne peut pas être englobant pour la simple raison qu'il désigne uniquement le tableau, et que les visiteurs et le guide ne peuvent en rien se situer dans le lieu désigné par l'adverbe. De même qu'en (17) où ICI indique un point sur une carte, ou par extension un lieu géographique, mais n'englobe pas pour autant les énonciateurs qui se trouvent eux à la maison. D'autre part il me semble impossible de trouver dans ces deux énoncés une projection spatiale de la part des énonciateurs.
Si les pistes d'une règle satisfaisante ont pu paraître brouillées, et qu'une confusion encore plus profonde a pu s'installer entre ICI et LÀ au fil des énoncés reproduits dans ces pages, cela tient au fait que les emplois sont multiples et que les tentatives d'explication sus-nommées font toutes état de points de vue justifiés et attestables dans certains cas. Mais c'est justement parce qu'elles ne sont pas capables de faire l'unanimité des énoncés que le besoin se fait sentir de rassembler sous une théorie unique et simple la multiplicité des emplois d'ICI et de LÀ dont nous avons déjà observé un échantillon ci-avant.
2. Une analyse " alternative "
Étudions de nouveaux exemples où les emplois d'ICI et de LÀ viendront s'ajouter à ceux précédemment cités afin que d'autres effets de sens viennent élargir le champ de notre analyse :
(18) Je vous parlerai ici (*là) de toutes récentes découvertes dans les laboratoires Pasteur.
(Communication à un colloque sur le Sida)(19) Pour l'enseignant, ce serait là (*ici) une bonne occasion d'évaluer le niveau d'acquisition des apprenants.*
(Conclusion à une explication développée précédemment)
* Exemple tiré d'un projet de mémoire d'une étudiante.
L'inattestabilité de l'emploi avec LÀ en (18) me semble provenir du temps du verbe : il y aurait incompatibilité entre LÀ et l'annonce d'un élément ; à l'inverse, l'inattestabilité de l'emploi avec ICI en (19) proviendrait du caractère conclusif de l'énoncé.
(20) Nous avons ici un problème économique crucial à éliminer.
(Le problème est souligné pour amener l'analyse)(20') Nous avons là un problème économique crucial à éliminer.
(Conclusion)(21) Vous posez ici une question qui touche plutôt à des problèmes d'éthique.
(Intérêt pour une question hors-sujet et qui fera l'objet d'une réponse)(21') Vous posez là une question qui touche plutôt à des problèmes d'éthique.
(Rejet d'une question hors-sujet)(22) Ici, cette fois, nous nous devons d'être vigilants.
(Conseil avant un essai : l'énonciation met en valeur ce nouvel essai)(22') Là, cette fois, nous nous devons d'être vigilants.
(Conseil avant un essai : l'énonciation met en valeur l'échec précédent)(23) (Une famille devant une carte de France : l'enfant veut aller à la mer)
C'est ici que je veux aller passer mes vacances, pas là, pas à la montagne !(24) (Même situation qu'en (23))
- Et si nous allions ici cet été ? L'air pur de la montagne nous ferait du bien.
- Oh non ! Pas encore là ! Et puis il y a plein de vaches et ça sent mauvais !(25) Je voudrais parler à votre responsable des ventes ; est-ce qu'il est là aujourd'hui ?
(26) A ce moment-là, tout fut bouleversé dans ma vie.
(Déclaration d'un cadre de cinquante ans qui vient de perdre son emploi)(27) Debout là-dedans ! *
(La mère réveillant ses enfants d'une façon quelque peu militaire en entrant dans leur chambre de bon matin)(28) Oh là là ! J'ai fait une tache sur moi.
(Exclamation après s'être éclaboussé de sauce tomate)(29) Là, là, je suis avec toi, c'était un mauvais rêve.
(Mère rassurant son enfant en sanglots après un cauchemar)(30) Alors là, je n'en reviens pas !
(Exclamation de surprise)(31) La protection de l'environnement, là est notre seul salut.
(32) Là ! Tu es contente ! C'est cassé maintenant.
(Prononcé par un père excédé par sa fille qui trépignait)(33) Ce qui est bien avec Pierre, c'est qu'il est toujours là quand on a besoin de lui !
(Énoncé pouvant être ironique)
* Exemple emprunté à H. A. dans LFD.
Commentaires
Un examen rapide des exemples proposés nous confirme qu'une explication des emplois d'ICI et de LÀ par le biais de la règle grammaticale classique (proche / éloigné) nous confond plutôt que de nous satisfaire. Nous l'avons remarqué, ICI aura désigné aussi bien que LÀ un lieu proche ou éloigné de l'énonciateur, ou même à équi-distance l'un de l'autre.
D'une seconde lecture plus attentive des exemples de (1) à (33) se dégagera maintenant l'hypothèse suivante :
ICI + présentation
LÀ + reprise
Avec ICI, l'énonciateur introduit pour la première fois le lieu désigné, il le choisit, il le pose au co-énonciateur; avec LÀ, le lieu a déjà été reconnu dans la situation ou le contexte, l'énonciateur l'impose au co-énonciateur comme étant déjà existant.
Bien entendu, une règle si simple se doit d'être explicitée afin d'en comprendre les nuances. Le choix fait pour ICI ou pour LÀ est un acte naturel et non conscient de la part de l'énonciateur pour communiquer son intention au co-énonciateur. Il ne sera pas question ici de s'attarder sur le caractère strictement cataphorique d'ICI ou anaphorique de LÀ, car le propre de la communication est de donner une indication à l'autre en voulant se faire comprendre, toute recherche de vérité mise à part.
Il ne suffira donc pas toujours au linguiste de chercher dans la situation ou le contexte avant le lien avec LÀ, bien que cela reste une valeur quasi-invariante de ce métaopérateur. Dorénavant je nommerai métaopérateurs ICI et LÀ afin de leur attribuer une plus grande importance linguistique : nous comprendrons vite qu'ils agissent en véritables véhicules sophistiqués de l'intention de l'énonciateur, excellents dans la manipulation et l'art du sophisme. Nous avons pu remarquer que nombreux sont les emplois où une valeur intrinsèque de LÀ nous est révélée : son caractère appréciatif (que nous comprendrons dans son acception la plus large, c'est-à-dire positif ou négatif). Ce métaopérateur permet en effet à l'énonciateur d'émettre un jugement ou un bilan, et ce naturellement puisque, nous l'avons vu, c'est un outil anaphorique. D'une part il désigne un lieu extralinguistique, et de l'autre il opère comme un véritable instrument de signalisation à l'intérieur d'énoncés. Relisons plusieurs exemples déjà proposés ci-avant où LÀ dévoile ce caractère appréciatif (ou dépréciatif) :
Qu'est-ce qu'on est bien là dans l'herbe ! / Où ça, ici ? - Ben là, quoi ! / Après tant d'années de travail acharné, il en est arrivé là, / Je suis allé là où vous avez été. ! Hé là ! doucement, du calme ! C'est pas un théâtre ici / Nous sommes bien mieux chez nous; au moins là, il n'y a pas de guerre. / Oh non ! Pas encore là ! Et puis il y a plein de vaches et ça sent mauvais ! / Nous avons là un problème économique crucial à éliminer. / À ce moment-là, tout fut bouleversé dans ma vie. / Debout là-dedans ! / Oh là là ! J'ai fait une tache sur moi, / Là, là, je suis avec toi, c'était un mauvais rêve. / Alors là, je n'en reviens pas ! / La protection de l'environnement, là est notre seul salut. / Là ! Tu es contente ! C'est cassé maintenant. / Ce qui est bien avec Pierre, c'est qu'il est toujours là quand on a besoin de lui !
À l'écrit, nous avons remarqué dans les exemples ci-dessus un grand nombre de points d'exclamation, ils soulignent l'appréciation exprimée par LÀ -- surprise, colère, énervement, désaccord, ironie, et parfois bien-être (notons cependant que l'appréciation négative est la plus courante). A l'oral, le ton employé par l'énonciateur pour LÀ aura des variantes importantes selon l'effet de sens. Si LÀ permet cette appréciation, c'est qu'il y a distanciation de la part de l'énonciateur, celui-ci ne se situant plus en tant que producteur du choix / présentateur du lieu désigné ; il considère que ce lieu est déjà accepté par son interlocuteur en tant que tel : le lieu est évident et reconnu par et pour les deux parties. Le champ est donc libre et ouvert au jugement de l'énonciateur ou du co-énonciateur, et ce, même si le lieu dont il parle n'a pas encore été désigné situationnellement ou dans le contexte. L'énonciateur pourra manipuler l'entendement de son interlocuteur en employant LÀ comme si ce dernier avait déjà accepté et reconnu l'existence de ce sur quoi porte LÀ. L'énonciateur triche dans la linéarité discursive en présupposant comme acquise la reconnaissance par lui-même et par l'autre de l'existence de l'élément LÀ. LÀ pourra donc ne pas être strictement anaphorique formellement, bien qu'il le soit cependant de par sa valeur. La polémique n'est possible que si les deux parties s'entendent sur la réalité de l'objet du discours.
C'est aussi pourquoi les énoncés avec ICI n'ont pas ce caractère appréciatif critique, l'énonciateur pose un lieu (qu'il désigne par ICI) et par là-même il sollicite l'accord de son interlocuteur sur l'existence de l'élément qu'il présente et désigne. Avec ICI, l'énonciateur fait le choix d'un lieu pour s'entendre avec son interlocuteur. Remarquons cependant que, comme pour LÀ, ce caractère d'ICI peut ne pas être strictement cataphorique dans la linéarité discursive, dans le cas où son emploi est postérieur à une introduction puis à une discussion de l'élément désigné par ICI. L'énonciateur agit inconsciemment ou intentionnellement de la sorte, pour faire table rase sur la polémique précédente et relancer l'objet du discours, comme s'il était neuf et vierge de toute appréciation. Illustrons cela par l'exemple suivant :
(34) Elle : Et si nous allions dîner ici ce soir ?
Lui : Quoi ! Mais c'est infect là ! Tu n'as pas une meilleure idée ?
Elle : Pardon, je ne suis pas d'accord ! Ici c'est très bon. J'y ai déjà goûté des plats succulents, bien meilleurs que ce qu'on mange dans la plupart des restaurants que tu nous recommandes.
L'énonciateur Elle ne peut employer qu'ICI dans sa réponse pour désigner le restaurant dont elle parlait auparavant, non pas LÀ, et ce pour la raison suivante : l'élément est d'abord désigné par ICI, puis soumis au jugement appréciatif de l'interlocuteur (qui pour ce faire a employé LÀ, dont la fonction n'est pas de désigner le lieu mais de le reprendre pour mieux mettre en valeur l'adjectif infect et ce qui suit : "Tu n'as pas une meilleure idée ? ") ; ensuite il doit être redéfini par un nouvel ICI pour être lavé du jugement précédent. Nous observons donc bien qu'ICI a le pouvoir (attribué précédemment) de faire table rase pour relancer l'élément sous un jour nouveau. Cela permet ainsi à l'énonciateur Elle de pouvoir le comparer ensuite aux autres restaurants recommandés par Lui.
Si nous relisons nos exemples, une dernière observation n'aura échappé à personne : la supériorité en richesse sémantique de LÀ sur ICI. De par le contexte situationnel et verbal, l'énonciateur dispose avec LÀ d'une grande variété d'emplois métaphoriques et d'effets de sens, alors qu'ICI ne permet qu'une désignation / observation de la réalité.
Nous touchons là (ici ?) peut-être au coeur de l'enjeu qui confronte le monde et la langue : la seconde ne domine-t-elle pas le premier, disposant d'outils métalinguistiques qui désignent et apprécient la réalité extralinguistique pour servir l'intention communicative ?
Conclusion
Bien que désignant un lieu, les métaopérateurs ICI et LÀ se révèlent appartenir à un niveau d'abstaction autre que l'effet de sens spatial communément choisi comme base explicative (et qui pèche par les limites que nous savons) .
À partir de ces déictiques, je retiendrai une règle essentielle :
ICI / Présentation (désignation d'un élément)
LÀ / Reprise (bilan effectué sur l'élément)
A cela doit être rapportée la relation énonciateur / co-énonciateur, ainsi que celle entre ceux-ci et l'objet du discours (l'élément présenté par ICI ou repris par LÀ). Avec ICI, l'énonciateur introduit un terrain d'entente avec le co-énonciateur par la désignation d'un élément et laisse ouvert l'énoncé. Avec LÀ en revanche, l'énonciateur scelle l'élément précédemment désigné du cachet de son appréciation ; l'énoncé est fermé et ne pourra étre transformé que par l'emploi d'un nouvel ICI.
Je me contenterai enfin d'attirer l'attention du lecteur sur un parallèle possible (et qui s'impose à moi) entre l'analyse précédente d'ICI / LÀ et d'autres couples comme N-CI / N-LÀ, CECI / ÇA-CELA, VOICI / VOILÀ, et UN, UNE, DES / LE, LA, LES. Se pourrait-il que ces autres présentateurs n'obéissent pas aux mêmes principes que ceux qui semblent régir ICI et LÀ ?