Cinématographe et 7ème Art

 

Thierry TRUBERT-OUVRARD


©
1995 Université Seinan-Gakuin
in Études de Langue et Littérature françaises, Université Seinan-Gakuin, numéro 33, hiver 1995, ISSN 0286-2409.

 

[Introduction] [Le cinématographe en 1895] [Le cinéma: perspective artistique] [Conclusion]

en hommage à Gilles Deleuze (1)

(1). Je rédigeais ces pages au moment où Gilles Deleuze mettait un terme à sa vie, le samedi 4 novembre 1995. Je désire rendre ici hommage au penseur qui analysa et systématisa le cinéma dans les deux célèbres ouvrages : L'image-mouvement et L'image-temps. Le premier fut le point de départ très stimulant pour mon étude. Ironie tragique de l'histoire : le cinéma perd l'un de ses plus illustres penseurs l'année de ses cent ans.
 

Introduction

En 1995, à la fin d'un vingtième siècle qui pourrait s'appeler le Siècle des Images, s'est célébré partout dans le monde et notamment en France le centenaire de l'invention du Cinématographe des frères Louis et Auguste Lumière ; on a pu observer cette année-là une heureuse kyrielle de rééditions et rétrospectives de films oubliés ou méconnus et de publications et colloques sur le cinéma, son passé et son avenir. L'époque s'y prête d'ailleurs bien puisque se multiplient aussi les enseignements universitaires, qu'ils soient théoriques et pratiques pour former des jeunes à la carrière cinématographique, ou qu'ils soient insérés dans une perspective éducative au même titre que la littérature et la civilisation en interrogeant les rapports cinéma-société ou le contenu des oeuvres. Aux prix cinématographiques comme les Oscars ou les Césars et à l'abondance des festivals mondialement connus et reconnus comme ceux de Cannes ou de Venise, (2) s'ajoutent toujours de nouvelles manifestations comme Le Festival du Film Européen (créé en 1991 et basé à Berlin jusqu'en 1995), La Biennale du Cinéma Japonais à Orléans et Le Festival du Film Français à Yokohama (créé en 1992 au Japon). Enfin jamais n'a-t-on regardé autant de films à la télévision, en cassettes vidéo, en vidéodisques et grâce aux nouveaux multimédia - à la différence que, comme l'avait dit un jour Jean-Luc Godard, « au cinéma on voit la production, à la télévision on voit la reproduction ». Les films de cinéma plaisent toujours et ce plaisir montre tous les signes d'aller grandissant.

(2). Parmi les plus célèbres manifestations sur le cinéma :
- Les festivals : le Lion d'Or de Venise (depuis 1932), la Palme d'Or de Cannes (depuis 1946), l'Ours d'Or de Berlin, Avoriaz, Deauville, Chamrousse, Cognac.
- Les remises de prix : les Oscars américains (depuis 1927), les Césars français, le Prix Louis Delluc.

L'instrument cinématographique se pose plus comme un moyen de transmission ou d'"agencement" de messages - pour reprendre le terme de Gilles Deleuze - que comme un moyen de communication. La communication s'opère préférablement à niveau égal entre deux personnes et en temps réel, alors que cette transmission s'effectue collectivement - une énonciation collective (3) transmettante et une réception publique écoutante/voyante ; elle s'inscrit enfin par ailleurs dans la temporalité.

(3). Pour Gilles Deleuze, le collectif implique une chaîne d'hommes et de machines.

Le terme cinéma est polysémique, il comporte cinq sens :

1. Le procédé permettant d'enregistrer photographiquement et de projeter des vues animées.
2. L'art de composer et de réaliser des films cinématographiques (le 7ème art).
3. La projection cinématographique (
i.e : la séance de cinéma).
4. La salle où l'on projette des films cinématographiques.
5. L'ensemble des films cinématographiques propres à un cinéaste, à un pays ou à une époque (dans
cinéma français / de Truffaut / des années 30).

Il sera aussi employé dans des expressions comme : Arrête ton cinéma (bluff, affectation), Il se fait du cinéma (imagination), C'est du cinéma (invraisemblable).
J'utiliserai les termes
cinématographe et septième art à la place de cinéma quand la distinction entre les aspects technique et artistique sera d'à propos.

Le cinématographe en 1895

Le cinéma avait-il bien cent ans en 1995 ? Sur le plan pratique on ne saurait réfuter l'existence du premier tournage opéré à Lyon, le 19 mars 1895, et de la première projection publique payante au "Salon indien" du Grand Café, au 14 boulevard des Capucines à Paris, le 28 décembre de cette même année. C'est donc en France et en 1895 que le Cinématographe vit le jour, ou plutôt la lumière, grâce à ses deux géniteurs au nom prédestiné. Cependant cette année-là marqua-t-elle pour autant la naissance du septième art ? - qui sera théorisé par Sergueï Eisenstein dans un texte fondamental en 1923 à partir des notions de plan/fragment et de lecture/opération d'écriture (le montage). À la fin du dix-neuvième siècle les deux inventeurs photographes considéraient le cinématographe avant tout comme une nouvelle technique dérivée de la photographie, ils ne voyaient pas en elle le long avenir glorieux que nous lui connaissons aujourd'hui ; après tout la révolution scientifique de l'époque n'était-elle pas plus à l'analyse qu'à la synthèse (ou au principe de la reconstitution) ? Pour Lumière cette nouvelle technique possédait néanmoins une caractéristique essentielle puisqu'elle permettait la représentation du réel, ou plutôt la reproduction de celui-ci : le mouvement (4), c'est-à-dire la vie. Le cinéma est souvent perçu comme la métaphore de la vie, rôle pareillement tenu par le rêve.

(4). Cf. l'image-mouvement de Henri Bergson dans Matière et mémoire, 1896. Gilles Deleuze clarifiera dans son étude complète sur le cinéma le point de vue bergsonien qui, même s'il comprenait dans sa théorie de l'image-mouvement la réunion du mouvement comme réalité physique dans le monde extérieur et de l'image comme réalité psychique dans la conscience, refusait sa conjonction avec l'image-cinéma baptisée par celui-ci d'"illusion cinématographique" ; conjonction reconnue elle par Deleuze qui y voit au contraire « l'organe à perfectionner de la nouvelle réalité ». Bergson opposait en 1907, dans L'évolution créatrice, les deux formules de l'image-mouvement et de l'image-cinéma, respectivement : « mouvement réel -> durée concrète » et « coupes immobiles + temps abstrait ». Deleuze explique combien la deuxième formule est aussi celle de la réduction de la pensée ou de la perception naturelle, et ironise en ces termes : « Faut-il comprendre que, selon Bergson, le cinéma serait seulement la projection, la reproduction d'une illusion constante, universelle ? Comme si l'on avait toujours fait du cinéma sans le savoir ? Mais alors, beaucoup de problèmes se posent. » (Gilles DELEUZE, L'image-mouvement, p.10.)

Thomas Edison et beaucoup d'autres avant lui s'étaient essayés à des formes plus ou moins proches de ce que nous connaissons aujourd'hui sous l'appellation cinéma. En remontant très loin dans le passé des civilisations on pourra trouver les premiers ancêtres des images en mouvement : vers le dixième siècle de notre ère se développe en Indonésie le théâtre d'ombres dites chinoises (le Wayang) ; en 1500 la camera obscura fut inventée par Léonard de Vinci, chambre noire dans laquelle le public s'enfermera quelques décennies plus tard pour observer des images reflétées sur un miroir concave et projetées sur un écran de fumée, le tout agrémenté de parfums et mises en scène théâtrales au cérémonial fantastique. La camera obscura précéda une pléthore d'inventions rudimentaires qui reproduisaient le mouvement grâce à des images fixes mais projetées sur un support mobile, ou mues optiquement par la projection, ou encore animées elles-mêmes. Au dix-septième siècle la Lanterne magique du Français Milliet de Charles, qui consistait en un passe-vue dans lequel on plaçait des plaques de verre colorées projetées à l'envers, fit naître l'idée chez Étienne Robertson au dix-huitième siècle de faire défiler les plaques de verre peintes en un déplacement continu et latéral lors de ses projections lumineuses. Puis à l'époque de la Révolution française le même inventeur utilisait avec son Fantascope un système sophistiqué de changement de mise au point de l'objectif qui corrigeait l'effet du mouvement de la lanterne, capable ainsi de montrer une figure restant nette tout en s'agrandissant pendant toute la durée de l'apparition. C'est enfin au dix-neuvième siècle qu'apparaissent les disques visuels du Phénakistiscope de Joseph Plateau, les lampes tournantes du Zootrope de William Horner et du Praxinoscope d'Émile Reynaud (inventeur aussi du Théâtre optique qui devint vite démodé), et le Fusil photographique d'Étienne Marey, arme inoffensive qui permit à son inventeur de prendre en une seconde douze photographies successives d'oiseaux en plein vol, rapport images/seconde insuffisant pour enregistrer les différentes phases du mouvement. L'avant-dernière invention fut le Kinétoscope de Thomas Edison en 1891 ; mais le co-inventeur de la pellicule perforée avec William Dickson (bande à la largeur aujourd'hui conservée de trente-cinq millimètres, en nitrate de cellulose enduite de gélatino-bromure et déroulée manuellement au rythme toujours actuel de vingt-quatre images par seconde) avait conçu une machine dont le visionnement des images animées était à spectateur unique - principale raison de la brièveté du succès de son appareil - et pour cela surnommées à l'époque « films à trou de serrure ».

Ainsi, par l'inspiration de nombreux penseurs et inventeurs, le septième art est une idée dans l'esprit des hommes qui n'est pas centenaire mais plusieurs fois millénaire. Déjà Platon décrivait au quatrième siècle avant Jésus-Christ un dispositif audiovisuel (qui n'était pas l'objet de son discours) avec le célèbre "mythe de la caverne". Il y explique comment les hommes sont esclaves de leurs sens avec l'allégorie de la caverne, et décrit par là même une projection artificielle d'ombres et de lumières que les spectateurs prennent pour la réalité ; ils "croient" aux ombres car ils sont incapables de comprendre l'artifice du dispositif. C'est ici la description même de ce dispositif qui m'intéresse en tant que définition proche de ce qu'est un film pour les spectateurs :

« Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l'entrée, ouverte à la lumière, s'étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, en sorte qu'ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d'un feu allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux ; entre le feu et les prisonniers il y a une route élevée ; le long de cette route figure-toi un petit mur, [...].
« Je vois cela, dit-il.
« Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des ustensiles de toutes sortes, qui dépassent la hauteur du mur, et des figures d'hommes et d'animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes ; et naturellement parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien.
« Voilà, dit-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
« Ils nous ressemblent, répondis-je. [...] Dès lors, s'ils pouvaient s'entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes, en nommant les ombres qu'ils verraient ?
« Nécessairement.
« Et s'il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du fond de la prison, toutes les fois qu'un des passants viendrait à parler, crois-tu qu'ils ne prendraient pas sa voix pour celle de l'ombre qui défilerait ?
« Si, par Zeus, dit-il.
« Il est indubitable, repris-je, qu'aux yeux de ces gens-là la réalité ne saurait être autre chose que les ombres des objets confectionnés. »
(5)

(5). PLATON. - La République - VII (Paris, Les Belles Lettres, 1933, pp.145-6).

Le cinéma est peut-être un art jeune quant à son invention technique, il doit son indubitable maturité à sa longue période de gestation.

Toutes ces inventions tendaient chacune de plus en plus vers le Cinématographe de Lumière. Cependant, si ces photographies animées furent une première mondiale sur le plan technique, et devinrent à strictement parler Le Cinématographe, c'était parce qu'elles renfermaient quatre composantes irréductibles :

- la photographie instantanée (et non plus la pose) équidistante en fonction des instants choisis,
- le mouvement de continuité de longue durée,
- la perforation du film et son mécanisme d'entraînement à griffes,
- la projection publique.

Ces éléments rassemblés dans un seul appareil d'une grande simplicité par Lumière (le même appareil servait en effet à la prise des vues et à leur projection) étaient la condition première au succès de l'invention ; la seconde résidant dans le génie de la démarche de Louis Lumière à diriger sa caméra avec l'excellence du photographe qu'il était vers la vie quotidienne, vraie raison du succès et de l'intérêt populaires de son invention. Sa survie était alors assurée - ainsi que l'avenir du septième art - car l'invention technique de cette machine nouvelle avait besoin pour survivre d'un succès spectaculaire et public pour que l'industrie lui permette ensuite de se développer.

Les procédés comme le dispositif de la caverne de la Grèce antique ou celui de la camera obscura de la Renaissance se plaçaient en-deçà du cinématographe sur le point essentiel suivant : le spectateur "croyait voir" et c'est alors que lui échappait l'important. Il prenait et identifiait par la vue, restant ainsi prisonnier de l'espace perceptif ; au cinéma le spectateur voit les formes comme dans la vie, que ce soit du rêve ou de la réalité. Selon le célèbre mot de Maurice Bessy et Joseph Lo Duca que je répéterai : « C'est Lumière qui fit voir clair. » (6)

(6). PINEL (Vincent). - Le siècle du cinéma (Paris, Bordas, 1994, p.27).

Les frères Lumière tournèrent des reportages sur la vie quotidienne en France entre 1895 et 1905, période pendant laquelle ils envoyèrent aussi aux quatre coins du monde des opérateurs de la nouvelle caméra de photographies animées pour immortaliser l'époque, documents aujourd'hui précieux et uniques en leur genre.
Louis et Auguste Lumière ne sont peut-être pas à proprement parler les "inventeurs du cinéma", il n'y en eut jamais. Ils n'en demeurent pas moins pour autant les inventeurs de l'instrument cinématographique qui représente plus qu'une variante de l'image mobile : il est nouveau et différent par essence de la photographie et le terme de
photographies animées de l'époque était impropre. Le cinéma s'en distingue car son procédé d'enregistrement est tout aussi continu et lié que le mouvement des sujets filmés ou de la caméra : le mouvement appartient à l'image comme donnée immédiate. Les instants cinématographiques sont des points remarquables (ou singuliers) qui appartiennent au mouvement et qui n'ont plus rien à voir avec des poses photographiques. Il s'agit ici d'une différence de principe entre l'enregistrement d'un mouvement visuel et celui immobile de la photographie. Gilles Deleuze écrivait à ce sujet dans L'image-mouvement en 1983 :

« Le cinéma ne nous donne pas une image à laquelle il ajouterait du mouvement, il nous donne immédiatement une image-mouvement. Il nous donne bien une coupe, mais une coupe mobile [de la durée], et non pas une coupe immobile + du mouvement abstrait. » (7)

(7). DELEUZE (Gilles). - L'image-mouvement (Paris, Les Éditions de Minuit, 1983, p.11). [L'ajout de ce qui est entre crochets est de ma part.]

En clair le cinématographe se définierait comme un tout supérieur à une somme imaginaire d'images photographiques qui seraient mises en mouvement puis en séquences. Le cinéma a ses figures inédites, comme le panoramique, la surimpression ou le fondu enchaîné. Nous verrons plus loin que lui est également propre un type spécifique de signifiant avec ses traits caractéristiques, ensemble de signifiants avec ses codes, ses effets de sens non codés et ses configurations sémantiques.

Le septième art, et non plus le cinématographe, était-il "inventé" pour autant en 1895 ? La naissance d'un art pose à l'évidence un problème différent de celle de l'invention d'une technique nouvelle, l'art étant par essence une forme sociale supérieure. Cette assertion ne retire en rien de la force de l'influence qu'eut le cinématographe sur la société, même à ses tous débuts - une nouvelle technique modifiant toujours peu ou prou la culture pour peu qu'elle soit populaire. Lumière et ses images filmées nous évoquaient avec éloquence l'authenticité des paysages de rues et la description du malheur et du bonheur avec la spontanéité vraie du comportement humain. Le sujet observateur (ici l'opérateur de la caméra Lumière) n'est sans aucun doute jamais neutre dans son choix de l'objet à filmer, ni dans sa présence même sur le lieu du tournage : il ne peut être "pur" puisqu'il influence toujours plus ou moins l'objet filmé (problème soulevé par les thèses phénoménologiques pour lesquelles le cinéma romprait avec les conditions de la perception naturelle).

Qui dit art dit d'abord volonté créatrice de la part de l'homme-artiste - créer, c'est vouloir créer - et conséquemment transformation du monde par l'artiste lui-même. Il faudra bien sûr pour accepter cela partager l'opinion qu'une représentation personnelle du monde puisse transformer par son influence le monde du réel. Or, à ses débuts l'inventeur-opérateur Lumière tournait uniquement des films documentaires. En quelle mesure pourrait-on d'ailleurs lui attribuer le moindre intérêt artistique en 1895 ? Il était bien naturel que Lumière ne se présentât pas en tant qu'artiste dès l'année de son invention : à l'époque, la peinture et la photographie restaient encore pour beaucoup attachées aux poses et aux formes. Le cinéma était forcé d'imiter soit la perception naturelle, soit les arts existants. L'instrument était nouveau mais le milieu vieux en ce qui le concernait, la création artistique était donc impensable tout au début. Régis Debray, médiologue et critique socio-politique, mentionnait à ce propos lors d'un symposium (8) le fait qu'il y a toujours « un temps de latence du nouveau médium qui ne s'aperçoit pas de son originalité. Le premier livre était un manuscrit qui datait d'avant l'imprimerie [les codices et par excellence La Bible ] (9), le premier train était une diligence posée sur des rails. » L'Europe connaissait bien sûr déjà le codex, mais la machine de Gutemberg reproduisit longtemps les manuscrits avant qu'elle ne devînt la matrice de notre modernité. De même les premiers films de fiction de Méliès - Lumière, nous l'avons vu, n'en tournait pas encore à ses débuts - étaient du théâtre (voir plus loin). La nouveauté artistique ne pouvait pas apparaître tant que le cinéma n'avait pas conquis sa propre indépendance par rapport à la vie existante, ni tant que n'étaient pas opérés les premiers montages - véritables opérations d'écriture - ou permise la mobilité de la caméra.

(8). Lors d'un symposium à l'Université de Tokyo, les 17 et 18 novembre 1995, sur la Médiologie.
(9). L'ajout de ce qui est entre crochets est de ma part.

Le cinéma se présentant aujourd'hui en même temps comme une institution sociale, une nouvelle forme d'expression, une technique, un art et une industrie (il est souvent taxé d'"art industriel"), on comprendra pourquoi on le saisit et le situe souvent mal, cela évidemment lié aussi à la diversité de ses productions (artistiques, commerciales, documentaires et scientifiques). La "machine-cinéma" mobilise, par son enracinement socio-historique et sa dépendance de la technologie - inséparable de la civilisation moderne - des capitaux qui en font une industrie et un commerce, matérialité écrasante de cet art soumis à des objectifs de rentabilité qui l'obligent souvent à tenir compte d'un vaste public à contenter. (10) Le film pourrait ainsi se définir comme une oeuvre d'art réalisée industriellement.

(10). Lire à ce sujet la préface éclairante de Christian METZ, Le signifiant imaginaire, p.III ; l'introduction d'Étienne Fuzellier, Cinéma et littérature, pp.11-12 ; et l'éditorial de Guy Hennebelle, Cinémaction n°66, p.6.

Quant à l'art en général, je crois qu'il implique moins l'imitation d'un souvenir que sa représentation émotionnelle, beaucoup moins la reproduction voulue pure de la réalité que la volonté de créer des univers parallèles ou imaginaires, puisse le spectateur "croire tout en ne croyant pas" (11) à ces mondes. Un nouveau moyen d'expression devient art quand il voit se déployer ses propriétés de forme et de contenu pour exercer son pouvoir sur l'imagination de l'homme. Si l'on y ajoute la présence et la participation d'un public, l'art devient alors un vaste cérémonial. Le spectateur se prépare psychologiquement avant d'aller au cinéma, il s'entoure de sa famille ou de ses amis, il lit des critiques sur le film, ou il voit des séquences de présentation. La salle de cinéma impose aussi un ensemble de rites au spectateur, variables selon les cultures.

(11). Cf. p.8 la différence entre le cinéma et la caverne de Platon.

 

Le cinéma : perspective artistique

Le cinéma commençait de gagner ses lettres de noblesse en tant qu'"art" dès 1896 avec la création du cinéma indépendant par Georges Méliès (auteur du célèbre Voyage dans la lune six années plus tard), et l'apparition des premiers trucages. Cette année-là, il tourna Escamotage d'une dame chez Robert-Houdin, oeuvre d'évidente influence théâtrale dans laquelle un prestidigitateur fait disparaître une dame et apparaître à sa place un squelette. Méliès remplace la trappe du théâtre Robert-Houdin par le "truc" de l'arrêt de la caméra - le premier montage. Il filme le sujet, arrête la caméra le temps de remplacer celui-ci par un autre en même position, et fait tourner la caméra à nouveau. Le premier sujet est instantanément remplacé par le second lors de la projection, d'où l'effet d'escamotage. (12) Cet arrêt de la caméra marque le commencement de la conquête par le cinéma de sa propre essence, de sa nouveauté : il "s'émancipe" grâce à la prise de vue qui se sépare de la projection ; la coupe devient mobile et le plan diffère temporellement de la réalité filmée.

(12). PINEL, op. cit., pp.34-5.

La meilleure définition à mon avis de ce que deviendra le cinéma en tant qu'art à part entière est à chercher chez Joseph Lo Duca (premier directeur des Cahiers du Cinéma en 1951) qui écrivait en 1943 :

« La description [...] de cette technique nous fait espérer que, par elle, le public se rendra compte des qualités spéciales du cinéma ; nous ne parlerons plus d'esthétique, mais ce sera la technique même qui prouvera [...] que le cinéma n'est ni théâtre, ni peinture, ni roman, ni abstraction. L'outillage du cinéma montrera la gamme infinie ouverte à l'esprit inventif du spectacle ; la réalisation, par des exemples de scénarios et par le rôle du metteur en scène, de l'acteur, de la musique, etc., montrera ce qui est cinéma et ce qui n'est qu'enregistrement cinématographique. La diffusion montrera comment on atteint le public, de la réclame à la critique, en passant par les salles de projection. » (13)

(13). LO DUCA (Joseph). - Technique du cinéma (Paris, P.U.F., collection « Que sais-je ? », 1971, p. 5).

Le pouvoir du procédé cinématographique exercé sur l'imagination de l'homme-cinéaste lui confère un usage très original des moyens techniques mis à sa disposition dans un but de création artistique. Si nombreux sont les réalisateurs qui se contentent de "raconter des histoires", s'intéressant ainsi moins à la forme qu'au contenu, ou cherchant par des procédés techniques perfectionnés à reproduire fidèlement la nature au nom d'une esthétique "pure" et "supérieure", l'histoire du cinéma est néanmoins déjà riche en chefs-d'Ïuvre accomplis, cohérents et tirés directement de l'imaginaire des auteurs, attestant de la maturité de cet art. Gilles Deleuze définissait les grands auteurs de cinéma comme des penseurs (au même titre que des philosophes, des scientifiques, des peintres, des architectes ou des musiciens) qui, au lieu de concepts, utilisent des images-mouvement pour penser, le cinéma ayant son rôle à jouer dans la naissance et la formation de cette nouvelle pensée ; il déclare dans son avant-propos de L'image-mouvement :

« Le cinéma n'en fait pas moins partie de l'histoire de l'art et de la pensée, sous les formes autonomes irremplaçables que ces auteurs ont su inventer. » (14)

(14). DELEUZE, op. cit., p.8. (L'auteur ajoute à la page 16 : « Les contemporains pouvaient être sensibles à une évolution qui emportait les arts, et changeait le statut du mouvement, même dans la peinture. À plus forte raison, la danse, le ballet, le mime abandonnaient les figures et les poses pour libérer des valeurs non-posées [...] . Tout cela conspirait avec le cinéma. »)

Dès la fin des années vingt, le cinéma avait quitté sa phase expérimentale et, si l'on réalise à cette époque (et toujours aujourd'hui dans certains nombres de films et de scènes singulières) des inventions personnelles, découvrant tout un univers inutilisé et neuf, c'est parce que le septième art tout comme ses confrères possède une assise suffisamment solide pour "aller de l'avant", sans se déstabiliser soi-même, ni perdre de sa popularité. J'illustrerai concrètement ces propos par deux exemples différents et espacés de soixante ans.

Le premier est tiré du film muet de Sergueï Eisenstein La Ligne générale (Staroye i Novoye, 1929, URSS) : une scène nous montre un riche propriétaire terrien corpulent se renfonçant paresseusement dans sa couche tandis qu'un gros plan est dirigé sur une louche qui descend dans un bol dans un même mouvement. La séquence est éloquente quant aux ressources artistiques du cinéma : elle nous indique comment cet art peut exprimer une quintessence visuelle d'une idée principale, sans raconter ni faits concrets ni idées abstraites, mais simplement répéter par un parallèle de mouvements un écho transposé qui a pour effet la force de l'impression. De cette manière la scène est poussée à son paroxysme d'où l'effet de "pathétique", cher à Einsenstein.

Le second exemple sera tiré du film contemporain de Leos Carax Les Amants du Pont-Neuf (1991, France) : une scène d'amour sur l'herbe du Square du Vert Galant à Paris nous montre les deux protagonistes éclairés la nuit par les feux des bateaux-mouches qui passent. La séquence les révèle tous les deux en surexposition photographique de lumière : la saleté des deux clochards est visuellement et magiquement effacée par la blancheur - symbolique - éclatante de la lumière, le décor "Paris" est quant à lui noirci par les contrastes de la nuit. C'est la translation des projecteurs suivant le cours de l'eau qui fait écho à l'action des personnages en transformant leurs positions par un jeu d'ombres et de lumières en perpétuel mouvement. Le metteur-en-scène décrit ainsi la pensée moderne selon laquelle toute translation produit une transformation, tout mouvement renvoyant à un changement dans la matière. La très grande force visuelle est produite par la prise de conscience - ou la non prise de conscience et dans ce cas la perception intuitive - que les qualités propres aux éléments sont de pures vibrations qui changent en même temps que les éléments se meuvent.

Ainsi l'instrument cinématographique permet-il aussi une réalisation de la symbolique, et non plus uniquement la réalisation spécifique de l'écho. Le film accèdera aussi à la métaphore par le jeu de montage et de composition, un élément de film devenant le symbole d'un autre (métonymie) ou d'un ensemble filmique plus vaste (synecdoque).

Le film de Carax, parole d'auteur, est porteur de plusieurs "paroles", codées ou claires ; c'est apparemment un dispositif qui s'empare des yeux du voyeur pour les conduire en un point de fuite supposé. Toute l'oeuvre repose d'ailleurs sur la métaphore de l'oeil, coeur des scènes poétiques : pansement sur l'oeil de Michèle qui cache par la même occasion ses larmes, feux d'artifices aveuglants, Alex cracheur de feu, Michèle aveuglée ayant trop aimé Julien et donc trop regardé, trop peint aussi. On ne saurait contourner ici Jacques Derrida : « L'expérience du regard voue à l'aveuglement. »
L'oeil est le thème central du cinéma de Carax :
le risque du regard, je renvois donc le lecteur au visionnage du film Les Amants du Pont-Neuf.

Dans les années trente, avec l'apparition du sonore, les ponts que les cinéastes avaient jetés pour communiquer avec les autres arts sont parachevés. Cependant le cinéma est toujours soumis à des relations de dépendance, soit de domination, soit de conquête. Des observateurs de l'époque s'inquiètent des équivalences parfois troublantes qui existent entre le théâtre et le cinéma : arts du spectacle, mythe des acteurs, salle, rampe/écran, texte/scénario. Ces points communs font que certains prédisent déjà la mort du théâtre, et qu'Einsenstein lui-même parle de son absorption avec le cinéma dans une forme de théâtre "général" ou "généralisé". Quelques années plus tard, Louis Jouvet quant à lui, comprend combien le théâtre est forcé de se "repenser" par rapport au cinéma pour être sauvé. Le cinéma muet avait déjà beaucoup apporté au théâtre : mouvement, dynamisme, substitution de la pantomime au dialogue. Le cinéma apporta aussi le pittoresque au roman. Gilles Deleuze de son côté exprime combien le cinéma s'appropria et altéra la comédie musicale d'une part, et servit et enrichit le mime d'autre part :

« Dès le sonore, le cinéma sera capable de faire de la comédie musicale un de ses grands genres, avec la "danse-action" de Fred Astaire qui se déroule en un lieu quelconque, dans la rue, parmi les voitures, le long d'un trottoir. Mais déjà dans le muet Chaplin avait arraché le mime de l'art des poses pour en faire un mime-action. A ceux qui reprochaient à Charlot de se servir du cinéma, et non de le servir, Mitry répondait qu'il donnait au mime un nouveau modèle [...] qui ne se laissait plus décomposer que dans ses éléments immanents remarquables, au lieu de se rapporter à des formes préalables à incarner. » (15)

(15). DELEUZE, op. cit., p.16.

Il faudra attendre encore cinquante ans pour que le cinéma s'impose dans des relations d'égal à égal avec les autres arts et que la tendance du dialogue et de l'échange se stabilise. Au hasard, on pourra relever des indices de cette position nouvelle dans La Lectrice de Michel Deville (1988, France), où les arts en question (littérature, peinture, photographie, architecture et théâtre) sont introduits dans le film sans rien perdre de leur autonomie. Ils ne sont ni parodiés ni transformés mais simplement introduits, le film lui-même conservant son autonomie relative.

Mon propos n'était pas ici de dresser une liste, ni descriptive ni exhaustive, des moments historiques du cinéma français et mondial - il existe, surtout depuis 1995, une littérature complète sur le sujet. Mon intention était plutôt de tenter une légitimation du cinéma en tant qu'art, de comprendre un peu mieux sa spécificité, et de le "mettre en perspective" dans ses relations avec les autres arts. Nous savons que l'observation de chefs-d'oeuvre comme celui en couleur d'Albert Lewin Pandora (Pandora and the flying Dutchman, 1950, G.B.) est toujours suffisamment éloquente par elle-même pour nous assurer que le cinéma peut être plus qu'une simple industrie : un art. Ce n'est qu'au contact des oeuvres que le plaisir se cultive et que le goût du cinéphile peut se former, ils ne sont pas innés.

Conclusion

J'avais brièvement mentionné dans ces lignes l'importance du cérémonial dans le spectacle du cinéma. Un rite entoure celui qui décide d'aller et de s'asseoir pour deux heures dans une salle de cinéma : il paye alors sa cotisation de membre d'un collectif formé d'autres spectateurs pareils à lui, inconnus et uniformisés dans le noir de la salle. Cet ultime stade du parcours du film est l'aboutissement qui différencie l'invention des frères Lumière de l'objet froid et individuel du Kinétoscope d'Edison. Les oeuvres cinématographiques qui s'ordonnent les unes par rapport aux autres sont ainsi le résultat d'un travail et d'un spectacle où se sont impliqués de nombreux actants participant au processus. La réussite du septième art présuppose aussi une communauté spirituelle, c'est-à-dire la communion dans un même élan spirituel des spectateurs que nous sommes quand nous allons au cinéma.
Reste maintenant à examiner la situation générale actuelle du cinéma, cent ans après son invention, ère pendant laquelle on peut observer des élans nouveaux mais aussi quantité alarmante de signes d'extinction dans beaucoup de pays, des règles commerciales nouvelles s'imposer (
cf. l'Uruguay round et le GATT) et l'émergence consciente d'une "spécificité française" où l'état protège et aide la création artistique et cinématographique. Il serait donc primordial de reprendre l'analyse dans une direction nouvelle en interrogeant l'avenir du cinéma français - que faire pour qu'après l'an deux mille il y ait encore des réalisateurs, des artistes et des cinémas français - et l'état du cinéma mondial après son premier centenaire, seule condition pour mieux comprendre globalement ce que représentent pour nous les images-mouvement du cinéma.

(novembre 1995)

 

Références bibliographiques

ATOUTS ET FAIBLESSES DU CINÉMA FRANÇAIS
Revue CinémAction, numéro 66 dirigé par René Prédal (Corlet-Télérama, 1993).

ARNHEIM (Rudolf). - Le cinéma est un art
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CENT ANS DE CINÉMA
Magazine Télérama, numéro hors série (Paris, Corlet-Télérama, 1995).

CINÉMA : THÉORIE, LECTURES
La Revue d'Esthétique, numéro spécial (Paris, Éditions Klincksieck, 1978).

CINÉMAS DE LA MODERNITÉ : FILMS, THÉORIES
Colloque de Cerisy
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DELEUZE (Gilles). - L'image-mouvement
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LE CINÉMA VERS SON DEUXIEME SIECLE
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organisé par le Ministère de la Culture et de la Francophonie (Paris, Odéon-Théâtre de l'Europe, les 20 et 21 mars 1995).

LES THÉORIES DU CINÉMA AUJOURD'HUI
Revue CinémAction, numéro 47 dirigé par Jacques Kermabon (Paris, Corlet-Télérama, 1987, 224 p.).

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(Paris, Éditions Nathan, 1994).

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(Paris, Éditions Nathan, 1994).

PLATON. - La République - VII
(Paris, Éditions Les Belles Lettres, 1933).

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(Paris, Lherminier, 1985).

SAUVAGE (Léo). - L'affaire Lumière
(Paris, Lherminier, 1985).

TRUBERT-OUVRARD (Thierry). - Les jeunes cinéastes dans la France des années 80
(Fukuoka, Études de Langue et Littérature françaises de l'Université Seinan-Gakuin, numéro 28, 1992).